En janvier 2014, j’ai eu la chance de rencontrer Roger Grenier chez Gallimard pour parler de mon premier roman, Le Frère. Voici le portrait que j’avais alors dressé de cet homme, charmant et malicieux, à la vie extraordinaire, qui a côtoyé parmi les plus grands écrivains du XXe siècle.
En haut d’un escalier en colimaçon, il m’attend dans l’embrasure de la porte ; la silhouette légèrement courbée en avant. Il a 94 ans mais les porte bien. Son visage est ridé mais pas plus que celui d’un homme de 70 ans, ses oreilles cependant sont grandes et flasques. Ses yeux sont d’un bleu assez clair, mais c’est sûrement dû à l’âge. Ils étaient peut-être marron avant, qui sait ?
Il a encore des cheveux gris et il parle parfaitement bien. Il n’a aucun problème d’élocution particulier, ce qui est remarquable à son âge. Il est posé, doux, avec un rire presque enfantin, par moments, où tout son visage prend un air rieur et s’illumine. Ce sourire contraste avec le reste de sa physionomie plutôt tranquille où peu transparaît le reste du temps.
Il m’invite à m’asseoir, il est poli, il a la classe des hommes de son âge. Il prend place en face de moi, à côté de son ordinateur, à côté de la grande fenêtre. Le bureau donne sur une cour pavée. Ici, c’est Gallimard et nous sommes dans un hôtel particulier du 6e arrondissement ! Le bâtiment est magnifique même si l’intérieur reste à désirer…
Cet homme que je rencontre a connu Gaston Gallimard, le fondateur, qui était très vieux comme il me le précise, mais venait encore parlementer avec lui, dans son bureau de temps à autres. Il a également connu son fils, Claude, qui avait « un sacré caractère et qui se méfiait des lecteurs ». « Il avait peur qu’ils s’influencent les uns les autres et si un lecteur avait le malheur, comme cela arrivait parfois, de mettre sur sa fiche que ce livre plairait bien à un autre lecteur, l’homme se mettait instantanément en colère et murmurait à son voisin : « Eh bien, vous le passerez à Queneau ! »
« Il avait l’étrange particularité » comme il me le confie, « de détruire tout ce qu’il avait entrepris dans sa vie et aimait particulièrement à regretter tous les auteurs qu’il avait édités : Martin Du Gard, Gide… »
L’œil pétillant, Roger Grenier me dit cela, amusé, comme si c’était une sorte de folie passagère et habituelle de cet homme-là, mais que l’on acceptait malgré tout car il faisait partie de son caractère, du personnage et qu’en somme, peu importait ce qu’il en pensait aujourd’hui, puisqu’il avait édité parmi les plus grands auteurs français.
Désormais, il côtoie le petit-fils, Antoine, « qui était encore le seul à prendre la décision finale, celle d’éditer tel ou tel livre, telle ou telle personne. Tout remontait à lui. Il se basait, bien évidemment, sur l’avis des uns et des autres, sur leurs critiques, commentaires et surtout discussions. Car, oui, ils discutaient de tous les livres en comité ! »
Alors que j’observe ce vieil homme, je réalise que ce qui me subjugue le plus, c’est de penser qu’il a connu Camus. « Il l’a croisé dans les couloirs d’un petit quotidien d’après-guerre pour qui il avait commencé à écrire. Et Camus aima ses articles, si bien qu’il embaucha Grenier à son journal, Combat, et il finit par l’éditer. »
Car Camus était éditeur chez Gallimard et Grenier s’était mis, « pour faire comme tout le monde, à écrire. Tous ne parlaient que de cela à Combat : écrire ! Soit ils écrivaient, soit ils allaient le faire, soit ils le voulaient. » Alors, comme Grenier avait assisté à beaucoup de procès de collaborateurs, eh bien, il écrivit un livre là-dessus sur l’appareil judiciaire du moment ! »
Puis, Combat s’arrêtant en 1947, il devint journaliste pour Libération, France Soir, avant de devenir éditeur, en 1964, chez Gallimard. Bien sûr, cela lui était facilité par le fait qu’il était auteur de la maison depuis 20 ans. Mais comme lui avait dit alors Claude : « Vous ne faîtes rien pour être connu ! Vous devriez vous tuer en auto, mon cher ! » Triste référence à Camus et à Nimier…
Cette année est le centenaire de la naissance d’Albert Camus et comme il me le confie, d’un air triste, « il ne se passe pas une semaine sans qu’on le sollicite : radio, télévision, colloque… » le pauvre homme a l’air exténué ! Mais il ne l’est pas uniquement par cette suractivité, il l’est sûrement davantage par le fait qu’on le considère comme un vestige ou une bête curieuse plutôt que comme un expert ou un ami de Camus. C’était comme si sa présence revenait à dire : « Regardez comme c’est incroyable, cet homme qui a connu Camus est encore en vie, c’est complètement fou, non ? »
Ensuite, nous nous mettons à évoquer la Seconde Guerre mondiale et il m’apprend qu’il était dans la deuxième DB avec le général Leclerc lors de la Libération de Paris. Quelle coïncidence… mon grand-père aussi ! Je suis soudain très émue de ce pont entre ce vieil homme et moi, qui a, peut-être, sans le savoir, côtoyé mon grand-père, a vécu tant de moments historiques de la France et a connu Camus que j’aime tant !
Tout à coup, c’est comme si Camus rentrait dans ma sphère privée… Depuis lors, j’ai une affection toute particulière pour lui, il m’est comme un proche, un ami, un soutien, un guide et une promesse aussi…
Le vieil homme s’arrête ensuite de parler, m’observe, un instant, de son regard perçant et me confie : « Je crois beaucoup aux rencontres ! »
Eh bien, moi aussi, j’y crois beaucoup…
Puis, il ajoute, espiègle : « Avant, on écrivait pour décrire une société, maintenant, on écrit pour être aimé… »
Nous nous mettons à parler de Kundera car il a lu l’article que j’ai écrit sur L’Insoutenable légèreté de l’être pour le magazine Rezo et me révèle avec un sourire : « C’est moi qui l’ait édité ! »
Il précise en référence aux critiques qu’il me fait sur mon livre : « Vous n’êtes pas comme lui, vous êtes capable de les entendre, car, lui, Kundera, me répondait : « Et si ça me plaît, à moi, de faire comme ça… sous-entendu, je ne changerai pas telle ou telle chose… »
Lorsque j’aborde le sujet du second roman que je suis en train d’écrire, Les Livres de ma mère, sur la révolution russe de 1917, il me répond : « C’est très bien d’en écrire un second, mais il ne faut pas laisser tomber celui-là, Le Frère… Cette histoire entre les deux frères est très forte et c’est quelque chose de courant dans les familles… Il faut le faire éditer ! »
Nous parlons ensuite de littérature russe – mes premières amours – et il me fait part de sa vision des nouvelles de Tchekhov qui, à son sens, sont plus profondes que ses pièces de théâtre. Il me dit d’ailleurs qu’il a réadapté en pièce de théâtre la nouvelle Trois années pour le théâtre du Montparnasse.
Et puis, il me raconte une anecdote. Il a eu la chance de s’asseoir à la table de Dostoïevski – celle à laquelle il avait écrit Les Frères Karamazov – et me révèle ce que ce cela lui a fait. Il a un geste comme s’il s’enfonçait un pieu dans le cœur et recule d’un coup dans son fauteuil, tellement il est touché, ému. Et il ajoute avec malice qu’il n’a pas poussé la répétition au point de s’allonger sur son canapé et d’y mourir…
Il me dit ensuite avec fierté « que Gallimard est la maison la plus littéraire du monde ! » Et que c’est la seule maison qui n’a pas de titre : « directeur littéraire et tutti quanti… que lui a sur sa fiche de paie : « Attaché de rédaction littéraire… »
En faisant allusion à Barcelone où j’habite, il évoque Romain Gary qu’il a également édité et annonce avec gravité « qu’ils essaient de sortir son fils qui est interné là-bas… » Je lui réponds que, justement, je viens de découvrir qu’il écrivait aussi car j’étais tombée sur un livre à lui dans une librairie à Barcelone.
En partant, il me conseille de faire les corrections qu’il m’a enseignées et déclare avec un bon sourire, dans l’embrasure de la porte : « Je suis content de vous avoir rencontrée, n’hésitez pas à me contacter si vous avez des doutes. »
Je souris, mois aussi, je suis contente de l’avoir rencontré et d’avoir pu partager mon amour de la littérature – russe –, du théâtre, de Camus…
Quelques mois après, je lui ai renvoyé mon livre corrigé. Il m’a appelé peu de temps après, il avait aimé, il voulait l’éditer. Malheureusement, « le comité éditorial ne voulait pas pour des raisons idéologiques » et sans l’unanimité du comité pas de publication…
Le couperet était tombé et difficile à accepter. Mais, aujourd’hui, peu importe, lui avait voulu m’éditer et je fais confiance à son œil aguerri, affuté. La vie m’avait fait ce joli cadeau de me permettre de rencontrer cet homme, cet écrivain, cet éditeur hors du commun pour qui j’ai une immense affection et je ne l’oublierai jamais… Merci Roger Grenier !