Portraits

L’homme noir

Crédit : Eva Byele

Ce matin, il fait beau et froid, le ciel est d’azur sans un nuage. Une douce lumière orangée illumine la place. Les arbres sont hauts et encore verts, leurs ombres se reflètent sur les parois des immeubles en dansant allègrement.

Un homme arrive au loin avec un cadis rouge et une immense pièce de tôle. Elle doit avoisiner les deux ou trois mètres et elle est accrochée au milieu du cadis, débordant devant et derrière. L’homme qui tire ce cadis se pose, un instant, sur un banc.

Il est beau, noir, porte une sorte de chèche sur le haut de sa tête et le bas de son visage. En voyant sa silhouette, je ne peux m’empêcher de penser à un homme enturbanné dans un désert africain. Mais, ici, ce n’est pas un désert immense et sublime, qui s’étend à l’infini et dont la chaleur brûle chaque partie de la peau laissée à l’air.

Ici, pour cet homme, c’est une jungle. Il fait partie de cette masse grouillante et invisible. Il y a tant d’êtres comme lui que je vois tous les jours, des Roms, des Noirs, des jeunes hommes principalement qui viennent récupérer des objets métalliques dans des cadis. Qu’en font-ils, les revendent-ils ? Construisent-ils des choses avec ?

Il a quelque chose de nerveux comme s’il était constamment en sursis. Oui, j’imagine que ce doit être le cas. Il ne peut pas être assis longuement, se reposer tranquillement et prendre le soleil. Non, son cadis est trop lourd et commence à rouler dans la pente. Il se relève instantanément et va sur un autre banc, en bas de la place.

Son visage disparaît, un moment, derrière la tôle, je vois de la fumée sortir au-dessus de lui. Quelques instants plus tard, il se lève à nouveau, prend une dernière latte de sa cigarette et la jette. On dirait que lui aussi m’observe à travers la fenêtre. Il est si beau, il a un regard si noir et inquiet aussi. Ses mouvements sont saccadés, il porte des vêtements noirs tachetés de blanc, crasseux et trop larges pour lui.

Mais l’image de cet homme avec une longue tenue bleue dans son désert s’impose à moi. Elle est toujours là et je pense à ce pauvre hère et à tous les autres êtres comme lui qui vivent dans une vie parallèle à la nôtre. Leur vie est souterraine, leur économie est souterraine. Qui les aide ? Qui s’occupe d’eux ? L’Europe leur est présentée comme un Eldorado mais ils y trouvent la misère.

Mon cœur se serre. Je repense à cette terrible information de ce matin à la radio : « En Libye, des hommes sont vendus comme des esclaves. » Des journalistes de CNN ont capté les voix de ces hommes qui vendent d’autres hommes – destinés aux travaux durs de la ferme. L’un de ces esclaves, on ne sait comment, a réussi à s’en sortir et témoigne qu’on la vendu pour peu d’argent… Mon cœur se serre à nouveau.

Ce qui est terrible avec la misère, c’est que l’on finit par s’habituer à voir des gens dormir dans la rue, à en voir d’autres passer comme des ombres furtives pour dépecer un objet qui leur permettra peut-être de survivre. Car, pour beaucoup c’est le cas, on n’est pas dans la vie mais dans la survie…

Les uns et les autres détournent la tête, sont même parfois énervés par cette misère qui les renvoie à leur situation de privilégié : « Moi je travaille dur pour ne pas en arriver là ! » Mais ce n’est pas aussi simple que cela. Ce sont des systèmes de domination, de postcolonialisme qui sont en jeu… Les guerres, la misère et la famine sont des trios gagnants, toujours. Seuls certains êtres vils et cupides voient toujours un intérêt – financier – à la guerre et font tout pour en créer de nouvelles dans le monde.

Tant que l’homme sera homme, il sera un loup pour l’homme et une hyène pour la femme. Comme dit l’écrivain Michel del Castillo dans l’excellente postface des Nuits blanches de Dostoïevski, le Mal est intrinsèque à l’homme… « Ce que Dostoïevski retrouve en Sibérie*, c’est la jouissance du Mal. Il y a des hommes qui tirent une volupté intense à faire souffrir des innocents, et les utopies sentimentales de Rousseau s’en trouvent du coup anéanties, comme devient pernicieuse toute tentative d’organisation purement rationnelle de la société. Le crime ne descend pas du malheur social vers d’innocentes victimes, qu’il frappe de folie ; cette démence est première, elle sourd de l’homme et contamine les sociétés. Il suffit de fournir à l’esprit un alibi, si possible le plus généreux et le plus altruiste, pour que chacun se sente aussitôt en droit d’écraser son semblable. La conscience morale est bien ce masque dont Nietzsche se moque. »

Il faut être cynique pour accepter le mal et ne pas vouloir le combattre mais croire que l’on pourrait l’éradiquer est une utopie douloureuse. Entre les deux, il faut essayer de dire, agir, dénoncer, tendre la main et continuer à croire au bon dans l’humain !

L’homme s’est relevé à nouveau, a jeté sa cigarette, a contourné le café dans lequel je me trouve et en passant devant l’autre fenêtre m’a lancé un regard… il ne m’a pas lâché pendant quelques mètres. Je ne saurai jamais ce qu’il y avait dans le cœur et la tête de ce jeune homme, ce qui est sûr, c’est que peu de gens doivent le regarder et lui donner une place. J’imagine qu’on doit le regarder souvent comme une bête curieuse ou faire semblant de ne pas le voir. Je vois, au contraire, toute sa grandeur et sa beauté dans un autre contexte. Je vois sa liberté et son prestige au milieu de son désert duquel il regarde l’infini…

* Dostoïevski sera envoyé au bagne à Omsk après avoir échappé à la condamnation à mort. La grâce du tsar commuera sa peine en déportation. « Il se verra comme une victime innocente d’une cause en elle-même juste. »