Réflexions

Baudelaire et les faux poètes

Baudelaire par Gustave Courbet

Baudelaire, peu de noms comme le sien, englobent, à lui seul, tant d’images, de mots, de sens et d’imaginaire. Baudelaire, son simple nom suffit à évoquer la Poésie comme s’il était La Poésie, comme s’il l’incarnait ; éclipsant par là même tous les autres poètes et poétesses.

Il fut d’ailleurs pendant longtemps l’un de mes poètes préférés, l’un de ceux qui comptaient le plus, bien que l’étude acharnée des Fleurs du Mal pour le baccalauréat ait quasiment réussi à m’en dégoûter et m’en détourner.

Heureusement, ce n’eut qu’un temps et je suis revenue à mes premières amours. J’aime tant la force d’évocation de sa poésie. C’est tout l’inverse d’une poésie snobe ou mondaine qui se gargarise d’utiliser de beaux mots. Celle de Baudelaire, on le sent, elle lui est vitale. C’est d’abord sa manière d’être au monde, sa manière de mettre au jour ses contradictions intimes, ses paradoxes, ses incohérences parfois et celles de ce monde qu’il révèle ! Et c’est en cela que c’est un « vrai » poète.

Victor Hugo, dont j’ai découvert l’œuvre poétique bien plus tard, est de la même trempe. Même si son œuvre – infiniment plus foisonnante que celle de Baudelaire – ne s’est pas arrêtée aux portes de la Poésie*. Les plus grands poètes sont, en fait, souvent aussi des romanciers, les plus grands romanciers, des dramaturges, et les plus grands dramaturges, des poètes… Chez Victor Hugo, chaque mot, chaque phrase a du sens, de l’importance. Il est l’un des plus grands car à mon sens, il y a tout, par exemple, dans Les Contemplations.

Dernièrement, j’ai assisté à des soirées dédiées à la poésie contemporaine et à mon grand dam, j’ai à chaque fois ressenti la même chose. Des interrogations tournoyaient en moi, rugissaient en moi, ne demandant qu’à sortir : Où est le sens ? Où est l’universel ? Où est le beau ? Où est l’humain ? Je n’entendais qu’une litanie de mots, les uns à la suite des autres, mais sans force, sans beauté aucune et surtout sans sens.

Je ne supporte pas ce snobisme qui voudrait que sous prétexte que c’est de la poésie, on ne devrait pas comprendre les mots qui sont énumérés, qui sont écrits les uns à la suite des autres. Non, la grande poésie, comme celle de Baudelaire, Verlaine, Apollinaire, Constance de Salm, Louise Ackermann, Anna de Noailles, Marceline Desbordes-Valmore, Anna Akhmatova et bien d’autres encore a du sens !

Pourquoi ? Parce qu’elle est portée par l’humanité du poète ou de la poétesse. C’est le cœur qui dicte la beauté des mots, c’est le cœur qui aime, abhorre, jouit quand le mauvais poète, le « faux poète », se contente avec condescendance de déclamer des mots sans âme, de parler de situations, peurs, doutes ou souffrances qui ne le concernent pas. Car seul le grand poète, la grande poétesse est dotée de l’empathie nécessaire pour ressentir ce qu’il, elle, n’a pas vécu, expérimenté.

Pourquoi ? Parce que le poète porte l’humanité sur ses épaules, dans son cœur, dans sa tête. La souffrance d’un enfant ou d’un vieillard le meurtrit, le viol d’une femme l’écœure et le révolte, la condition humaine le désespère et le fascine.

Le vrai poète, la vraie poétesse est habitée de la poésie, des mots car même si son nom ne paraissait jamais accolé à ses poèmes, il écrirait encore et toujours car il ne peut pas faire autrement, car c’est ce qu’il est profondément. Quant aux faux poètes, ce sont de faux prophètes, c’est un ego boursouflé qui s’exprime, c’est de la vacuité, c’est de l’égoïsme, du moi Je, du : « regardez-moi ». Il n’y a aucune grandeur humaine, il n’y a que la vacuité de la vanité. C’est de la poésie bourgeoise !

La vraie poésie frappe l’esprit et le cœur, elle fait pleurer, jouir, aimer ou détester, elle fait se révolter ou ressentir de la compassion. La vraie poésie n’est pas dénuée de sens, au contraire, elle réenchante le monde ! Elle donne du sens à l’être, au monde.

Pourquoi ? Parce qu’écrire de la poésie ne se limite pas à écrire des vers ou même de la prose. Pour reprendre les mots du grand poète romantique Novalis : « Être poète, c’est habiter poétiquement le monde. » C’est une manière d’être. Le vrai poète ne peut pas être autrement que ce qu’il est. S’il n’écrit pas, il meurt. Le faux poète, lui, est un arriviste qui se gargarise de ses mots dont, souvent, il a oublié le sens et la raison pour laquelle il les a accolé les uns aux autres.

Le vrai poète, lui, est inspiré, il est constamment relié à cette énergie créatrice. Pourquoi ? Parce qu’il est par sa vie même un poète, il est La Poésie. Mais il a l’humilité, cette qualité essentielle pour reconnaître qu’il n’est rien, qu’une goutte de rosée du matin mais que sans cette goutte, le monde et l’humanité toute entière meurent.

Alors que les faux poètes se taisent pour laisser la place à ceux dont le cœur chante et pleure le monde ! Car, comme le révèle si bien Alfred de Musset, ce qui fait la différence entre un poète et un autre, « c’est le cœur ». Or même le plus grand des arrivistes ne pourra jamais dérober le cœur du plus pur et pauvre des poètes.

Comme Rodin, je pense « qu’est laid dans l’Art ce qui est faux, ce qui est artificiel, ce qui cherche à être joli ou beau au lieu d’être expressif ce qui est mièvre et précieux, ce qui sourit sans motif, ce qui se manière sans raison, ce qui se cambre et se carre sans cause, tout ce qui est sans âme et sans vérité, tout ce qui n’est que parade de beauté ou de grâce, tout ce qui ment. »

Il y a peu, j’ai vu le visage de Baudelaire imprimé sur un sac pour une librairie. Certes, c’était une librairie mais quelque chose en moi s’est élevé et opposé à cette récupération. Ce n’est pas seulement son œuvre qui est tombée dans le domaine public, c’est son image, son visage, ce qui l’incarne ! Mais quelle ironie ! Le pauvre doit se retourner dans sa tombe que son image d’anti-bourgeois, d’anti-conventionnel ait son visage imprimé sur des sacs – qui malgré tout – sont un outil marketing.

La récupération de nos poètes, artistes m’est parfois douloureuse, voire insupportable. Il y a une part de moi qui s’insurge contre tous ces poètes, artistes qui ont crevé de faim – car ce fut souvent le cas – et dont les œuvres sont maintenant accrochées aux murs de nos plus prestigieux musées ; créant la fierté nationale, créant notre patrimoine culturel dont nous nous enorgueillissons.

Car posons-nous la question : « Quelle est la situation du poète au XXIe siècle ? » Eh bien ! Elle n’est pas plus enviable que celle du poète au XIXe siècle. Dans un monde de plus en plus déshumanisé, dans une course effrénée à l’innovation, la technique, prônant l’ultra-rationnel, nos poètes et nos poétesses sont condamnés à la marginalité !

Ne nous y trompons pas ! Ce sont les mêmes qui sont capables de mettre au pilori un immense poète et un siècle après ne jurer que par lui, louant son art – et son opposition à la société – en le citant dans des dîners mondains !

Il est tellement facile de récupérer la pensée, l’image et détourner l’intention des morts. Il n’y a personne pour défendre les morts. Seule notre intégrité de poète ou de poétesse est là pour nous soulever et refuser d’élever un Victor Hugo ou un Baudelaire comme les plus grands des poètes sans entendre en contrepartie leur voix, leur message et leur condamnation de ce monde.

Ceux qui devraient trembler s’opposent, d’abord, en accablant puis en conduisant à la misère ou à l’exil le malheureux artiste avant de l’élever comme un Dieu, une fois qu’il n’est plus une menace… Une belle ironie ! Un beau paradoxe qui, somme toute, aurait sûrement amusé Baudelaire.

* Baudelaire a également été un nouvelliste, un critique d’art reconnu de son vivant et le traducteur d’Edgar Allan Poe.