Aujourd’hui n’est pas coutume, je fais des infidélités à mon café préféré. J’aime ce café de la calle Asturies, plus petit et lumineux, dans la rue piétonne en sortant du métro. Et puis, il y a Internet et cela m’est bien utile !
Deux femmes viennent d’entrer, elles sont plantureuses, ont le visage rond, l’une porte un voile noir qui couvre ses cheveux. Elles rejoignent une troisième femme, plus jeune, blonde, aux cheveux coupés court. La rondeur de leur visage trahit une certaine bonhomie. Aussitôt retrouvées, elles se regardent, commentent certaines choses que je ne comprends pas et éclatent de rire. J’aime voir les gens rire, c’est si spontané, communicatif. Cela met de la bonne humeur, de l’inattendu dans le quotidien.
Elles commandent leur café au lait, du pan con tomate, l’une continue de porter des écouteurs malgré leur discussion. Elle a des yeux en amande, noirs, beaux, sa voisine mange de petits gâteaux qu’elle a apportés, elle porte une robe à motifs rouge et blanc.
J’aimerais connaître la réalité de ces femmes, ce qu’elles vivent, ce qu’elles pensent, ce qu’elles aiment, ce qui les rend heureuses, le rapport à leur corps, leur féminité, leur sexualité. Quel travail font-elles ? Ont-elles des enfants ? Se sentent-elles représentées dans les magazines, par les médias, les politiques ? Leur situation, ici, à Barcelone est-elle différente de si elles vivaient en France, à Paris par exemple ?
Je me rappelle d’Eve Ensler, la dramaturge qui a récolté la parole de milliers de femmes pendant des années dans le monde entier avant de créer Les Monologues du vagin. Ce spectacle, qui a eu un succès considérable, a été le fruit de cette parole – normalement – tue des femmes par rapport à leur corps, leur intimité, leur sexualité. Le viol y côtoyait l’excision, le désir et le sexe y côtoyaient les accouchements et les avortements ; la douleur et le plaisir, inextricablement liés, impossibles à dissocier.
Le corps des femmes, objet de toutes les convoitises, revendications, impositions, contrôles. Le corps des femmes est encore aujourd’hui un instrument pour imposer des idées politiques, religieuses. Dès lors, comment se construire puisque l’on se construit avec ce corps qui nous est donné et qui est notre premier lien avec le monde ? Il est à la fois « extérieur et intérieur » comme l’explique très bien la psychanalyste, Lou Andreas-Salomé, dans sa Lettre ouverte à Freud.
Je pense qu’il nous manque cruellement quelque chose dans la culture chrétienne par rapport à la culture musulmane, c’est ce rapport de transmission qui peut exister entre les femmes. Dans les hammams, notamment, une certaine parole est donnée, transmise aux autres femmes, aux plus jeunes sur ce que représente le rapport à soi, au sexe, au désir. Mais peut-être je l’idéalise. Je me réfère à ce que m’en ont dit mes amies, celles qui ont eu l’occasion d’assister à ces rendez-vous entre femmes.
Ce qui me frappe, ce qui me choque, c’est ce manque de parole et de transmission qui entoure le désir des femmes. La culpabilité, le danger d’une grossesse ou d’une maladie sont parfois davantage transmis que l’exploration de soi, de son désir à travers la sexualité. Tant de femmes devenues adultes n’ont pas encore accès à cette part intime d’elle-même. Tant de femmes ne « savent » pas ou ne « peuvent » pas jouir. Pourquoi ? Quels interdits, quelles blessures, quelles peurs sont-ils liés à cette intimité, à ce désir, au plaisir ?
Même si les choses ont bien changé, on élève encore bien souvent les garçons avec une liberté par rapport à la sexualité – qui est véhiculée aussi par les séries, films… – qui n’a rien à voir avec celle que l’on transmet aux jeunes filles. Forcément, on ne se défait pas du poids des religions, des médias et des politiques menées à l’égard des femmes facilement. Et puis, nous évoluons, la sexualité à 20, 30 ans n’est pas la même qu’à 40, 50 ans ou après, évidemment.
Cela implique donc de se connaître, de découvrir d’abord, soi, la source du plaisir, d’explorer son corps, de savoir ce que l’on aime avant de pouvoir l’explorer avec un autre corps. L’érotisme est une manière d’être. C’est ouvrir la porte à sa sensualité, c’est-à-dire à tous ses sens, à la beauté, ce qui nous émeut, nous bouleverse, nous remplit de joie.
C’est pourquoi l’art est si lié aux sensations, aux sentiments car notre vie, notre quotidien passent par nos cinq sens. Il y a un apprentissage pour vivre de cette manière-là. Encore une fois, nous ne sommes pas des êtres pourvus que de raison. L’intelligible et le sensible doivent se mélanger. Car le sensible, c’est ce qui nous relie au présent, au réel, à l’autre, à cette terre. Ne pas être uniquement dans le pur intellect, déconnecté de soi, du corps, de l’autre et du monde.
C’est pourquoi, la poésie est la musique de l’âme. Elle passe par cette douce « attention à soi » dont parle si bien la philosophe Simone Weil. L’écriture est sensuelle, elle passe par ce que nous voyons, entendons, sentons, touchons, goûtons, aimons ou abhorrons.
Si les humains s’ancraient un peu plus dans cette terre, dans leur quotidien, dans ce qu’ils sont : corps, âme et esprit, il n’y aurait pas tant de dépressions, de maladies… être à l’écoute de soi est essentiel car c’est de ces murmures que surgissent le désir, la force intérieure qui guident nos pas vers ce que nous sommes profondément.