1916, Verdun. Sur scène, deux hommes, deux tableaux, deux mondes coupés en apparence l’un de l’autre, voire même opposés. Chacun se présente, l’un est un paysan bègue fraîchement arrivé au front – ses deux petits frères sont morts à la guerre. Il écrit à sa mère « Man » en lui disant qu’elle sera fière de lui, qu’il les vengera…
De l’autre, un Allemand qui parle français avec un léger accent et qui écrit des lettres à sa femme, Friede, en s’efforçant de cacher l’horreur des deux années qu’il vient de vivre en enjolivant la fraternité et en mentant sur son moral.
Rapidement, les deux hommes se retrouvent face à face. Le Français, Raoul, est dans un trou, l’Allemand, Franz, qui est en haut, s’arrête avant de le tuer ; cet homme ressemble à son frère… Le Français l’attire alors à lui et le fait basculer dans le trou.
Le Français, qui était prêt à être tué par son ennemi, ne comprend pas tout à coup la réticence de l’homme en face de lui. Il avance vers lui, veut se battre. Pour se défendre et le mettre à distance, l’Allemand lui tire une balle dans la jambe. Là, il crie de douleur, s’effondre et se demande pourquoi il ne l’a pas achevé. Mais l’Allemand lui dit une phrase qu’il ne peut comprendre : « J’ai besoin de toi, vivant, pour me sauver. »
« Pour sauver son âme », il a besoin, de ne pas commettre cet acte facile qui serait de le tuer. Le Français lui oppose que c’est un lâche « qui manque de courage » mais l’Allemand lui rétorque qu’au contraire, le courage est du côté de celui qui ne tue pas.
Faire le choix de ne pas tuer, c’est faire le choix de ne plus être un soldat, de ne plus considérer l’être en face de lui comme un ennemi mais comme « un frère », c’est décider d’agir en « musicien ».
Le paysan qui est simple intellectuellement dû à un problème à sa naissance, ne comprend pas la terrible crise existentielle de son opposant qui se désespère et clame : « Tout ceci a-t-il un sens ? » On a envie de hurler : « Non ! »
On entend les bombes gronder au loin – qui font bouger le sol –, les bruits assourdissants et incessants des grenades et des armes. L’Allemand avoue qu’il a peur de l’homme qu’il est devenu, de cet homme qui a réussi à s’accoutumer « à l’odeur des cadavres qui pourrissent dans des flaques dans des champs sans herbe ». On sent toute la douleur de cet homme qui cite Nietzsche : « Tant que l’homme marche, il peut s’égarer » et Goethe : « La vie sans musique serait une erreur. »
Pour cet intellectuel, cet artiste d’une grande sensibilité, la guerre est un gouffre pour l’humanité à qui on demande de s’entretuer. Il condamne les généraux qui, eux, font la guerre comme on joue aux petits soldats devant des cartes en parlant de stratégies et de « tactiques ».
Face à ce drame intime que la guerre représente pour tous les hommes et pour lui-même, l’Allemand se rattache constamment au souvenir de sa femme, de « sa peau nue », « de son odeur qui masque les odeurs » nauséabondes, de la « douceur de sa peau » qui lui fait presque oublier la « dureté de la guerre ».
Cet homme est bouleversant d’humanité, de bonté ; il refuse de considérer l’humain en face de lui comme un « ennemi », il est simplement un frère que les nationalismes, les gouvernements ont réussi à élever contre lui.
Au fur et à mesure que le temps passe, les deux hommes se livrent, partagent sur leur vie d’avant, leurs familles, ils se heurtent aux incompréhensions, à des relents de peurs, de haines et d’incompréhensions.
L’Allemand révèle ainsi avec fureur – quand le Français lui assène que, lui, n’a jamais souffert – qu’il a aussi perdu son père, « cette belle personne », directeur du Théâtre de Strasbourg, qui essayait de faire cohabiter la grandeur des deux nations en donnant à jouer du Wagner comme du Molière avant qu’un nationaliste strasbourgeois ne l’exécute. Comme il le scande : « Cet homme bon a été tué par la bêtise humaine ! »
Alors que le Français dépérit doucement et que l’Allemand lui laisse son manteau, la moitié de son pain et de son schnaps, il commence à songer au suicide. Il écrit à sa dulcinée en lui demandant pardon pour lui avoir menti mais lui révèle qu’il meurt en homme fier, fier d’avoir refusé de tuer son prochain et « son âme. »
Le Français, finalement, ne meurt pas, l’Allemand arrive à confectionner un violoncelle et lui enseigne comment le construire. Le paysan rentrera chez lui après que les Allemands les aient trouvé et l’ait fait prisonnier – et non exécuté – grâce à son camarade ».
Au petit matin, lui, l’Allemand, sera jugé pour trahison et « sera exécuté, le sourire aux lèvres » puisqu’il aura fait « le choix des âmes » et qu’il aura, de plus, enseigné au jeune homme comment créer des âmes en devenant luthier.
Ainsi se pose la question de ce qui est bien, mal, du rapport à l’obéissance et à la soumission. La pièce dénonce un monde qui préfère tuer des hommes pour avoir refusé d’avoir tué leur prochain plutôt que les élever comme des grands hommes. C’est ainsi que l’on crée une société qui valorise les héros – les bourreaux ? – et condamne les déserteurs – les hommes justes ?
Cette pièce est bouleversante d’humanité, elle est magnifique, forte ; le texte est puissant, juste. La mise en scène nous plonge dans un huis clos assourdissant, terrible et magnifique à la fois qui résonne avec notre époque où l’on continue à créer des guerres un peu partout, à exacerber des nationalismes pour servir les intérêts de certains en continuant à tuer l’âme de peuples entiers.
Une ode à la paix, à la tolérance, à la nécessité, ô combien actuelle « d’arracher la haine de son cœur ». Un bijou accompagné d’une musique qui ajoute encore à l’ambiance et à la force de cette scène universelle qui pourrait avoir lieu à n’importe quelle époque lors de n’importe quelle guerre. Cette pièce est porteuse d’un message d’espoir et d’humanité dont nous avons besoin et j’espère qu’elle continuera à être jouée, entendue, lue !
Le Choix des âmes
Écrit par Stéphane Titeca, mis en scène par Valérie Lesage
Théâtre La Luna (Avignon)