Réflexions

La psychanalyse

Crédit : Eva Byele

 Je crois qu’il n’y a pas un jour de ma vie où je ne vois pas les fruits de la psychanalyse. C’est sûrement l’une des démarches les plus difficiles – et courageuses – qu’il m’ait été donné de faire. Mais c’est aussi l’un des plus grands cadeaux que je me suis offerts.

Pour beaucoup, cela peut paraître incompréhensible, ce temps passé – car l’analyse dure des années – et l’argent dépensé, une folie. Je n’ai jamais considéré que c’était une folie puisque c’était vital ; la psychanalyse avait à voir avec l’essentiel, la nécessité absolue : la parole. Cette parole tue, éteinte, absente transformée en silence vrombissant, douloureux, meurtrissant.

Au cours de ces années, j’ai appris à parler comme un enfant apprend à dire ses premiers mots. J’ai appris à dire enfin pourquoi je souffrais. J’ai appris à dire ce que je pensais, ressentais, j’ai découvert à quel point les livres étaient importants pour moi.

Je croyais – même si c’est fou à dire – que tout le monde lisait autant. J’ai compris que c’était dans les livres – dans la littérature, dans la philosophie, dans la poésie – que je puisais le souffle de ma vie, que c’étaient eux qui me donnaient la force et le courage de vivre.

J’ai découvert ainsi mon désir le plus profond, à savoir l’écriture. J’ai commencé à écrire à l’âge de 12 ans, un journal intime, puis à 24 ans, mon premier roman. Mais la psychanalyse a libéré encore davantage ma capacité de création. Je parle bien de création et non de créativité. Tout le monde a désormais le mot « créativité » à la bouche mais, moi, je n’en ai que faire, de la créativité ! Pour moi, ce qui compte, c’est la création !

Grâce à la psychanalyse, j’ai commencé à quitter petit à petit mes peurs, ce qui m’inhibait et plus je les quittais, plus je me sentais libérée. Oh ! il n’y a pas de miracle et le chemin est long, très long… Depuis peu, j’ai l’impression enfin de voir les fruits de toutes ces années de travail. Car la psychanalyse est à la fois un cadeau que l’on s’offre et un travail difficile, tortueux, ô combien douloureux parfois !

Pendant des années, je me demandais pourquoi, moi, j’avais besoin de faire une psychanalyse pour vivre quand je voyais les autres vivre leur vie, me semblait-il, très bien. En fait, tout était dans ce « semblait-il », je constate désormais où j’en suis et où ils en sont. Ce n’est pas pour juger ou avoir de l’ascendant sur les autres mais au contraire pour se rendre compte où ce chemin m’a permis d’aller.

La psychanalyse a cela en commun avec l’écriture de nous emmener là où l’on n’aurait jamais pu imaginer aller. Elle permet de révéler nos désirs profonds, notre humanité, nos failles et nous apprend à les accepter ; c’est d’ailleurs l’un des éléments fondamentaux, assumer notre imperfection, qui est l’essence même de notre être.

En fait, il y a un réel bonheur dans cette imperfection. L’imperfection, c’est lâcher beaucoup de leste, se débarrasser de vieux bagages, de vieilles peurs, de vieilles rancunes, de faux espoirs et illusions ; ce sont souvent, elles, les illusions, qui nous font le plus de mal.

Non, ce n’est pas à l’Autre de nous rendre heureux – comme on nous le serine pourtant depuis l’enfance notamment dans les contes de fées. Non, personne ne viendra nous sauver, c’est à soi de faire le chemin. Des gens sont là – si on y fait attention ou si on va les chercher – pour nous aider.

La psychanalyse permet ainsi de devenir un être autonome, indépendant et responsable. J’ai une responsabilité – cela ne veut pas dire culpabilité – dans ce qu’il m’arrive, je peux donc agir sur ma vie, j’ai un réel pouvoir sur elle car en agissant autrement, en étant autrement, je peux aller vers du mieux.

Parfois, seul, on aimerait changer, mais on ne peut pas, on ne sait pas. Nous nous heurtons à nos propres barrières mentales, à notre déni, à nos propres peurs et contradictions et c’est en laissant la place à l’inconscient que jaillissent un certain nombre de réponses, de clés, de choses qui peuvent nous aider, nous aiguiller.

Je crois profondément que le but de la vie est de devenir soi, c’est d’ailleurs l’objet de mon premier livre, Le Frère que j’ai écrit il y a 10 ans. Tant de penseurs, philosophes, de Lao-tseu à Nietzsche, en ont parlé dans leurs textes. Bien sûr, le soi est changeant mais je crois que nous pouvons être toute notre vie sur la lignée de ce que nous ressentons profondément à l’intérieur. Je crois aussi que nous pouvons avoir une vision de ce que nous sommes intérieurement et de ce que nous serons peut-être un jour. Après, la vie est surprenante et peut nous emmener encore plus loin que là où nous aurions jamais imaginé aller.

C’est pour cela que le rêve est fondamental ; le rêve de soi forge la réalité comme la fiction et les histoires – que nous écrivons, racontons – forgent la réalité ; c’est pourquoi la création est si importante. Car c’est la création qui forge le monde !

C’est également ce que l’on apprend, comprend, en psychanalyse. C’est la vision que l’on a de son histoire – même si la réalité peut s’avérer différente – qui compte. C’est ce à quoi on croit qui nous définit, nous pousse à faire nos choix de vie, c’est pourquoi, il vaut mieux connaître et comprendre nos croyances.

Si les totalitarismes ont toujours cherché à écraser, annihiler les penseurs, écrivains, philosophes, psychanalystes – et artistes –, c’est bien parce qu’il se cache une Vérité dans les mots – dans l’Art – qui est à la source même de la liberté de l’Homme. Que l’on ait brûlé les œuvres de Thomas Mann, Arthur Schnitzler, Stefan Zweig et Sigmund Freud pendant la montée du nazisme était évidemment lié au fait que leurs auteurs étaient Juifs mais également parce qu’il y avait une conscience paradoxalement de la part de ceux qui commettaient l’autodafé que ces livres touchaient à l’essence même de l’humain et à sa liberté !

La psychanalyse a libéré la parole que notre chère Europe ne voulait pas entendre. Si tout le monde faisait une psychanalyse, il n’y aurait pas de guerres, il n’y aurait pas de totalitarismes. On peut contrecarrer ce propos mais j’en suis convaincue. Après, tout le monde n’est pas apte à faire une psychanalyse. Reconnaître les plus bas instincts de l’Homme peut parfois déranger. Nous sommes si complexes, c’est extraordinaire ! C’est effrayant devant la barbarie et sublime devant ce que l’humain est capable d’accomplir : le bien, le beau…

La psychanalyse m’a permis d’être moi, d’être celle que je sentais, pressentais, ressentais profondément depuis des années mais à qui je ne laissais pas la place. Je ne pouvais pas, je ne savais pas comment faire. Il s’agissait en fait de faire tomber toutes les barrières auxquelles j’étais confrontées. Ainsi, je suis devenue libre – dans la mesure où l’être humain peut jamais l’être complètement – et je suis devenue moi.

En lâchant mes peurs et en osant affronter le monde en étant qui je suis, je me suis fait un cadeau. Peut-être en est-ce un aussi pour les autres comme une amie me l’a suggéré ? Car, lorsqu’on est soi, on n’attend rien des autres. Au lieu que ce soit négatif, c’est extrêmement positif car tant qu’on attend des autres, on est frustré, en colère, déçu. Lorsqu’on n’attend rien des autres et que l’on a bien conscience que les autres font ce qu’ils peuvent ; eh bien on prend les choses autrement comme des cadeaux !

En effet, chaque rencontre, chaque discussion qui nous fait du bien, nous élève, est un cadeau. On s’entoure de gens que l’on aime, que l’on choisit, on crée et recrée sa famille. On laisse derrière soi des comportements, des relations parfois nuisibles et destructrices pour en choisir d’autres, constructrices.

Dans Lettre ouverte à Freud, l’essai que Lou Andreas-Salomé publia en 1931 pour remercier Freud d’avoir créé la psychanalyse, on découvre ce que permet une analyse réussie : « Lorsqu’une analyse a été pleinement efficace, elle confère une plus grande intensité à la vision qu’acquiert l’homme guéri de ses propres possibilités créatrices. Ce qui se réalise, dans ce retour à lui, c’est le retour à quelque chose qui est bien lui-même, mais qui le dépasse de beaucoup ; c’est une force qui s’élève en lui et prend forme, pour devenir, à partir des zones les plus oubliées ou les plus familières, essor vers une existence qu’il vivra en propre. […]

C’est de propos délibéré que je choisis cette expression percutante : guérir est un acte d’amour. Rentrer en soi, c’est tout d’abord retourner chez soi avec le sentiment d’être accueilli, comblé dans la totalité de notre être ; c’est ensuite y trouver une force qui vient de nous et nous pousse à agir, au lieu de rester replié sur nous-mêmes et d’avancer sans but.

La psychanalyse n’a rien créé – au sens d’inventer quelque chose qui n’existait pas –, elle n’a fait qu’exhumer, découvrir, dévoiler, jusqu’au moment où – comme une eau souterraine que l’on entend à nouveau couler, comme le sang comprimé que l’on sent à nouveau pulser – la totalité vivante peut se manifester à nos yeux. La psychanalyse n’est rien d’autre qu’une mise à nu, opération que l’homme encore malade évite parce qu’elle arrache son masque, mais que l’homme guéri accueille comme une libération ; quand bien même, revenu à la réalité extérieure, laquelle entre-temps est demeurée inchangée, il se trouve assailli de difficultés : car, pour la première fois, c’est la réalité qui vient rejoindre la réalité, et non un spectre un autre spectre. »

Ces mots – ô combien vrais – de la psychanalyste Lou Andreas-Salomé révèlent l’empuissantement que permet une analyse réussie pour l’analysant. En somme, la psychanalyse permet de devenir un être libre. C’est donc un acte éminemment politique. Car lorsqu’on est débarrassé de ses maux personnels – dans la mesure où l’on peut s’en libérer entièrement – on est prêt pour agir politiquement.

On est prêt pour se lever et se battre avec toute la verve, la fougue, la passion, l’intelligence et la force que nous possédons. Il s’agit de ne plus être une victime, de ne plus s’autodétruire pour mettre toute notre énergie pour combattre ce qui doit être combattu. Tout l’enjeu est de s’autoriser à être enfin soi !