Carnets

Florence

Crédit : Eva Byele

Après une nuit courte de moins de quatre heures, je me suis levée, fatiguée, j’ai terminé de préparer mes affaires et suis partie dans le froid mordant de la nuit. J’ai attendu mon bus dans le noir, puis il a surgi du néant, semblait-il. Vingt-cinq minutes plus tard, je suis arrivée à Gare de Lyon, un exploit ! Aucun café n’était encore ouvert et nous errions, les autres futurs passagers et moi, comme des âmes en peine, le cou rentré dans les épaules.

À cette période de l’année, peu étaient ceux qui avaient des vestes suffisamment chaudes et l’on était désarmé face à un tel froid. La gare étant ouverte sur l’extérieur, le vent s’immisçait par différents biais et nous prenait dans ses griffes.

Rapidement, mon train a été annoncé et j’ai pu m’y réfugier. Je n’ai pas réussi à dormir comme je l’espérais, j’ai grignoté des galettes et des abricots secs qui m’ont redonné un peu d’énergie. Puis, une belle lumière s’est levée et a éclairé un paysage magnifique où des vaches broutaient paisiblement, me faisant penser à des peintures du XIXe siècle de John Constable et Jean-Francois Millet…

N’arrivant toujours pas à me réchauffer, je suis allée prendre un café dans le wagon-restaurant. L’homme et la femme qui servaient derrière le bar étaient Italiens, j’étais déjà dans le voyage, cela m’a réjoui, j’ai souri. La disposition un peu étrange des banquettes faites pour s’adosser m’a surprise, mais je n’étais pas mal, j’ai attendu, debout, pendant que mon café refroidissait et je jouissais du paysage.

Quand je suis retournée à ma place, on arrivait à Lyon, beaucoup de gens sont montés, j’ai du retourner à ma place d’origine à côté d’un homme qui ronflait… J’ai de nouveau essayé de dormir en me couvrant de mon étole de la tête aux pieds, il faisait si froid. Un bébé derrière moi d’un an s’est mis à pleurer, heureusement, j’avais des boules Quies. Il a fini par s’endormir et moi aussi.

Puis, il s’est remis à pleurer, et je suis retournée au wagon prendre un thé vert au pamplemousse pour me réchauffer. On était maintenant entre d’immenses pics verts qui me faisaient penser à l’Asie du Sud-Est et au Viet Nâm, en particulier ; c’était si étonnant ! Étions-nous déjà à la frontière italienne ?

Sûrement puisque des agents de la douane sont venus vérifier nos bagages, nos titres de transport… Voir des hommes munis d’armes, de matraques, avec leurs muscles saillants et leurs cheveux coupés court est un spectacle qui renvoie de la violence. Je ne me sens nullement protégée quand je vois des hommes ainsi ou des militaires, je pense seulement à cette violence qui émane d’eux, de leur tenue, de leur regard, de leur voix.

L’autre jour, j’ai vu un homme plutôt jeune de la sécurité, il était tard, le soir, dans le métro à Paris ou à Barcelone, je ne me rappelle plus. Il avait à ses côtés un berger allemand qu’il tenait serré, collé à lui. Ce qui m’a frappé, c’était son regard. Cet homme avait peur. Il devait être sur le qui-vive en permanence et son regard était celui de quelqu’un gravement inquiet, anxieux, peureux même et qui compensait sûrement cet excès de peur par un aspect encore plus viril, violent. Mais son aspect était celui d’un petit garçon apeuré. Il a fini par quitter le wagon en emportant avec lui son regard troublant.

Lorsque je suis arrivée à Turin, j’avais une heure devant moi avant de prendre ma correspondance pour Florence. Je suis sortie et j’ai été saisie par la chaleur lourde de la ville. J’avais une veste, un pull, une étole, un pantalon tellement il faisait froid dans le train. Là, l’atmosphère était étouffante. J’ai marché 20 minutes sous les arcades à la recherche d’un fruitier ; quelques restaurants se battaient en duel, il n’y avait quasiment que des hommes assis à des cafés en train de fumer et boire… je n’ai pas aimé.

Je me suis sentie observée, sans doute l’étais-je ? Je portais un gros sac à dos, j’étais beaucoup trop couverte et je suis blonde ; ce qui attire souvent l’attention. Je pense aussi que mon manque de sommeil me jouait des tours. J’ai rebroussé chemin et me suis posée dans l’enceinte de la gare. Un café proposait des sandwichs, j’ai prononcé mes premiers mots en italien depuis neuf ans, cela m’a fait du bien. J’ai demandé : «  un caprese » puis : « un caffè largo, per favore ». « Un lungo », m’a repris la jeune femme. Oui, forcément, c’est l’espagnol qui me vient en tête… mais c’est pratique, elle a très bien compris avec l’espagnol !

Je me suis posée sur la terrasse couverte, à une table, au milieu d’autres voyageurs. Les plateaux laissés à l’abandon étaient aussitôt le terrain de jeu des pigeons. J’ai une réelle aversion pour les pigeons – le fléau de nos villes modernes.

Ils étaient particulièrement agressifs et prêts à manger dans mon assiette ; j’ai dû plusieurs fois donner des coups dans la chaise en face de moi pour les faire partir et la scène n’avait rien de comique. Ce sont des pilleurs, des charognards. Cela me rappelle Porto que j’avais visitée l’année dernière. Un homme jouait de l’accordéon pendant que sa petite fille – qui ressemblait à Gavroche avec ses habits trop grands et sales de garçon, sa casquette sur le côté et son visage souillé – gardait sur ses épaules des perruches, des pigeons… Elle était blonde comme les blés, avec quelques dreadlocks et devait avoir dans les 8 ans à moins que le manque de nourriture et de soin ne l’ait empêchée de grandir et qu’elle en avait en fait 10 ou 12.

J’ai quitté ma table sans regret après avoir dégusté les quelques gorgées de mon délicieux café et ai attendu sur un quai sombre et couvert que le train arrive. J’ai commencé à lire un récit licencieux du XVIIIe siècle, Le Doctorat impromptu d’Andréa de Nerciat. Je l’ai lu pendant tout le trajet jusqu’à Florence. Mon voisin avait un air timide presque autiste, il était gentil et devait être d’une grande intelligence puisque je le voyais utiliser un logiciel pour pratiquer les langues où il devait écrire comment se disaient des mots en espagnol, français, anglais, russe… Nous avons à peine discuté en français, il était poli à l’extrême. J’ai terminé mon livre, la postface était géniale et j’ai travaillé un moment dessus. Puis, je suis arrivée à Florence.

Une chaleur bien plus forte qu’à Turin m’a saisie, l’air était tout bonnement irrespirable. Je me suis changée dès que j’ai pu et ai enfilé un short, me suis enduite de crème solaire, ai posé une casquette sur la tête et suis sortie de la gare à la recherche de mon Airbnb.

J’ai souri d’être là, j’étais si heureuse. Cela faisait tant d’années que je rêvais d’y revenir. Le soleil tapait fort, une chaleur remontait du sol, c’était quasiment suffocant mais ce n’était pas grave. Je me suis munie de mon portable et ai repéré les rues à emprunter. Au bout de quelques minutes, a jailli devant moi le Duomo ! Que c’était beau ! Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit aussi près de la gare.

Je l’ai aperçu au bout de la rue et il a grossi doucement à mesure que je m’approchais. Mon sourire était de plus en plus grand. Devant, des milliers de gens parsemaient son parvis et l’immense place. Les cloches ont sonné 17 heures, quel accueil ! Je suis restée un moment à observer. Tout était beau ! J’ai emprunté une ruelle, derrière les portes d’entrées, on apercevait des peintures, des sculptures dans des cours intérieures… Que l’Italie était belle ! Que Florence était belle !

Je me suis un peu éloignée du centre névralgique – avec plaisir – et ai continué de déambuler en regardant autour de moi. Au détour d’une impasse, j’ai trouvé mon immeuble. J’ai sonné, on m’a ouvert. J’ai gravi une dizaine de marches, ouvert une deuxième porte, gravi de nouveau une dizaine de marches et ai été accueillie par une jeune femme brésilienne adorable.

Cet Airbnb – comme tant d’autres – était géré par une entreprise, je n’étais pas dans la maison de quelqu’un. Toutes les chambres étaient à louer. Elle m’a expliqué le règlement, m’a fait payer la taxe de séjour et m’a montré ma chambre. Bonne surprise ! C’était en fait un studio avec une immense chambre et cuisine pour moi et une salle de bains non loin à usage privatif.

Dans la cuisine, il y avait un faux plafond avec des moulures récentes mais dans la chambre, il devait y avoir quatre mètres de hauteur de plafond avec des peintures. Au sol, se trouvaient des carreaux de couleur identiques aux hydraulicos catalans. Le mobilier était ancien, en bois foncé, ça avait beaucoup de charme. Mon lit était immense, il y en avait même un autre, simple et une machine à coudre Singer qui faisait office d’œuvre d’art et qui trônait sur le côté. Les pieds, en fer forgé, étaient sculptés avec des motifs genre art déco, c’était très beau !

Dans la cuisine, un tableau d’une nature morte représentant des pommes jaunes et orangés était accroché au mur. Je pensais au héros de mon dernier roman, qui était peintre et je souriais. Je serais bien ici, l’environnement était propice à la création. En plus, j’avais emporté avec moi un magazine sur Cézanne dont je me suis inspirée pour créer mon personnage.

Ici, les peintres m’accompagnaient… J’étais justement venue chercher de l’inspiration dans cette Florence où j’ai déjà eu l’occasion de venir deux fois mais jamais seule. Là, j’avais une semaine devant moi pour écrire et lire à ma guise, déambuler, visiter, flâner, observer et m’inspirer de la beauté de ce que je voyais. Cette liberté extraordinaire valait de l’or ! C’était comme une bulle enchantée, merveilleuse, dans mon quotidien.

Pour m’approprier les lieux, je me suis mise à ranger mes affaires, recharger mon téléphone, ordinateur, j’ai appelé mes proches pour leur dire combien c’était beau ! Après ce trajet fatigant, j’étais contente de prendre une douche et de me délasser. La salle de bains était exiguë mais cela irait. Puis, je me suis préparée à ressortir.

Je ne voulais pas regarder sur un plan où aller, je voulais me perdre dans le dédale des rues, humer l’odeur et l’atmosphère de Florence. J’empruntais une rue sur ma droite qui continuait sur des kilomètres, on aurait dit. Je poussais des portes à demi ouvertes et observais les trésors que recelait chaque édifice en son centre, j’étais éblouie. Même ce qui était cassé, décrépi, était beau, avait une âme, un charme fou. Je continuais de marcher en entendant toutes les langues : français, anglais, espagnol, allemand, italien… beaucoup de touristes évidemment mais aussi beaucoup d’Italiens !

J’aimais entendre toutes ces langues. Arrivée sur une place, des arcades se dessinaient sur ma droite, des hommes assis, le corps penché en avant, hagards, fumaient et buvaient en riant ; ils étaient en haillons. Il faisait encore très chaud. Ils devaient être SDF. Je percevais leur rire rauque et gras suivi d’une toux… Un peu plus loin, un homme vendait des fripes et des jouets anciens – certains cassés – qui faisaient peur quand un petit bar sur ma gauche a attiré mon attention. Deux jeunes femmes étaient assises, sirotaient un verre en fumant et riant, j’ai demandé à la serveuse à l’intérieur dans un mélange d’italien et d’espagnol un verre de vin blanc fruité de la région.

Elle m’en a conseillé un, m’a fait signe de m’asseoir dehors et qu’elle allait me l’apporter. Je me suis posée sur une chaise inconfortable à une table dépareillée de sa voisine et à la peinture écaillée. Cela m’a plu, cela donnait un côté bon enfant au lieu. Elle m’a apporté avec un sourire mon verre ; le vin était fin, frais, délicieux. Puis, j’ai sorti mon carnet, mon stylo et ai commencé à écrire mes sensations, mes impressions.

Elle est revenue avec une petite assiette : des olives, des tapas avec des petites tomates sur du pain et un autre morceau de pain avec du fromage fondu et des lardons. J’ai dégusté mon vin et les mets qu’elle m’a apportés ; les olives étaient bonnes, les tomates aussi. Les gens passaient, devant moi, des familles, des enfants qui parlaient français et interpellaient leur père, une femme en colère qui n’avait pas l’air d’être italienne et qui tenait des sacs fermement contre elle avec des bouteilles de vin. On aurait dit qu’elle était prête à sauter à la gorge de n’importe qui….

Puis, un homme en vélo, âgé, a fait un premier tour en m’observant, un deuxième… Le flot était incessant. Par moments, j’arrêtais d’écrire pour observer et jouir du moment présent. Mon vin était délicieux, j’en commandais un deuxième verre.

Un petit vent s’est levé, enfin, il faisait un peu meilleur. Mais, le vin m’avait tourné la tête, je n’avais presque rien mangé, il était temps de faire des courses pour la « maison ». Ça y est, c’était devenu « ma maison ». Un supermarché à deux pas proposait une grande quantité de produits qui me paraissaient de qualité. Je suis repartie avec des fruits et légumes, de la salade, du jambon, de l’huile d’olive, des galettes et j’ai fait le chemin inverse. Le melon devait bien peser trois kilos à lui tout seul ! Et dire qu’il m’avait coûté deux euros, c’était incroyable !

J’ai remonté les marches jusqu’à chez moi, tout déposé dans ma cuisine, rangé les produits, lavé les assiettes et verres avant de les utiliser. J’ai coupé le melon et l’ai dévoré en même temps que le délicieux jambon italien ! Mon dîner était à la fois si simple et si bon… Il était déjà 22 heures, j’ai repris une douche tellement il faisait chaud puis me suis mise au lit avec un bouquin en espérant réussir à fermer les yeux tant la chaleur était forte. Heureusement, un ventilateur que j’ai installé en ma direction m’apportait un peu d’air.

Soudainement, alors que j’étais en train de lire une page des Nuits blanches de Dostoïevski, une réflexion sur l’art m’est venue. C’est la littérature qui permet le mieux de décrypter l’âme humaine, de l’appréhender, de lui donner forme et contour, couleur et visage quand la musique est davantage un dialogue avec elle. Et que la peinture permet de la mettre au jour dans les visages, les regards, les paysages, la nature. Mais celle qui ose faire vivre l’âme en mettant des mots dessus, c’est la littérature !