Il s’est assis devant moi ce vieux monsieur qui venait de fumer dehors, le dos courbé, la main molle et presque recroquevillée sur elle-même. Il est rentré avec son halo de fumée, son odeur de cigarette qui fait partie de lui. Il a mis quelques temps à s’asseoir dans les nouvelles chaises en bois du café dont le dossier, en arc de cercle, est trop fermé pour sa corpulence.
À ses côtés, un verre de vin rempli à ras bord. Il se baisse un peu, tousse ou plutôt crache ses poumons. Il se saisit d’un journal quelconque et passe les pages comme l’on égrène un chapelet. On sent que son attention ne se porte vraiment nulle part, ses mains tremblent légèrement.
Il a le buste et le cou penchés complètement en avant. Son ventre est plus gros que celui de deux femmes enceintes de neuf mois. Ses cheveux blancs, épars, sont bien plaqués en arrière révélant une calvitie. Ses yeux bleus, d’une couleur encore éclatante, contrastent avec le blanc de sa barbe et tout le reste de son visage qui inspirent la vieillesse et la décrépitude. Il y a encore quelque chose dans ce regard, de beau, d’humain, de vivant ! Tout son être qui respire la solitude, la vieillesse est en opposition avec ce regard.
Son pan con tomate est arrivé, il se rue dessus, tête en avant, penchée au dessus de l’assiette pour ne pas faire de miettes, comme les enfants et l’engloutit. Il ressemble à un ogre de profil avec ses grandes oreilles et ses mâchoires carnassières qui mastiquent avec entêtement et rapidité.
Cet homme n’est pas pauvre, ses vêtements montrent une certaine richesse, ils sont de marque, de qualité : un pull en laine, un pantalon en velours côtelé, des chaussures en toile neuves et une montre en or que je perçois au poignet gauche. Qui est cet homme ? Qu’a donc été sa vie ? Il m’intrigue. Je suis persuadée qu’il était très beau. Il a de beaux traits malgré son âge et son menton désormais tombant et gras. Il a un nez droit, une bouche pleine même si elle est devenue grise à force de fumer.
C’est la première fois que je le vois ici, il regarde l’extérieur, par intermittence, il a un regard perçant. Ses yeux bleus, la blancheur de sa barbe me font penser à Hemingway et à mon grand-père.
Il a fini de manger, se relève de manière plus alerte, il repose le journal là où il l’avait pris, derrière la porte du café et ramène son assiette vide au zinc. Il prend avec lui son verre de vin rouge, le boit d’un trait, sans s’arrêter, en à peine quelques gorgées.
Une odeur un peu âcre de mauvais vin rouge emplit désormais la pièce. Le serveur qui a l’air de le connaître lui demande s’il souhaite un café. J’entends alors sa voix, il a une voix grave, d’outre-tombe. Il répond : Sí, por favor.
Aquí señor, lui répond le serveur aussitôt dans un mélange de déférence et de familiarité. Comme toujours ici, en Catalogne, point de usted ! Le tú est de rigueur, sauf dans quelques cas exceptionnels, chez le médecin ou l’avocat; les rapports dans la société s’en trouvent modifiés, il y a comme une fraternité plus forte.
L’homme avale son café, lance un : Deu de sa voix extraordinairement basse, grave et profonde et il ouvre la porte. Il repart comme il est arrivé, emportant avec lui son monde de gravité, de vieillesse, de décrépitude et pourtant d’humanité.