Portraits

L’homme du café

Crédit : www.drawingbarcelona.com

Cet homme a l’air si triste, on dirait un tableau de Soutine. Je le vois tous les matins, en ce moment prendre son café, assis à une table en face de moi. Il porte des habits sales, élimés, c’est un ouvrier, ses baskets bleues sont blanchies, son jean troué est entièrement blanc par endroits, de poussière et de peinture.

Il porte toujours le même pull beige et une veste sans manche de couleur bleue aussi; son visage est terrible. Il a des cheveux courts noirs tendant vers le gris mais davantage parce qu’ils sont recouverts d’une fine pellicule blanche que parce qu’il est âgé. Il a un nez épaté, des yeux noirs enfoncés sans cils, on dirait et cerclés de rouge, de grandes poches sont formées sous ses yeux et des rides strient son visage de part et d’autre.

Appuyé la joue sur son coude, une moue de tristesse, de lassitude teinte toute son expression. Il m’inspire une certaine pitié. Il est toujours seul, ne prononce pas un mot, ne fait rien. Il regarde par la fenêtre. Ah ! aime-t-il peut-être comme moi la lumière ? Peut-être est-ce un peintre en fait non en bâtiment comme il paraît, mais un artiste ? Peut-être que lui aussi n’a pas les moyens de vivre de son art ? Peut-être est-il rongé par sa différence, sa solitude, son angoisse de ne pouvoir être qui il est ?

Hier, je l’ai croisé sur un banc avant d’arriver au café, j’étais en vélo, il m’a regardé passé. M’a-t-il reconnue ? Je l’ai regardé aussi sans lui sourire. Tant de tristesse émane de sa personne. Il met sa main, par moments, sur son visage, les doigts un peu écartés. Il m’a regardé, son œil est perçant. Il n’est pas méchant mais il en faudrait peu pour qu’il inspire de la peur.

Un halo de lumière jaune le baigne encore, il remue son café, ce qui lui en reste, s’essuie du revers de la main les yeux. Cet homme souffre. Il continue de me regarder pendant que le serveur prépare bruyamment un autre café pour un client.

Il se lève, reprend sa tasse qu’il dépose docilement sur le zinc, lance un : Hasta luego ! que personne n’entend dans le brouhaha doux du matin et il ouvre la porte en bougeant nerveusement les lèvres dans un mouvement intempestif. En sortant, il a emporté avec lui sa souffrance. Elle m’a étreint le cœur. Lundi, peut-être le reverrai-je ? Jusqu’à quand ?