Portraits

La femme sans nez

Crédit : Eva Byele

Posée à une table, sur la plaça Vila de Gracia, en attendant mon amie Céline, j’observe les passants. Un mouvement sur la gauche attire mon attention et je regarde la personne qui vient de s’asseoir. Cette femme n’a pas de nez… Son profil possède une bosse entre les yeux puis un trou béant jusqu’à la bouche comme une statue ancienne dont on aurait cassé le nez.

Cela me rappelle la nouvelle fantastique de Gogol, Le Nez, dans les Nouvelles de Pétersbourg où le héros se réveille un matin, sans nez. Mais cette fois, ce n’est pas comique ou absurde, c’est la réalité. Et c’est tragique !

Cela fait écho à cette couverture de magazine avec cette femme afghane dont le mari avait mutilé le nez car elle avait voulu divorcer. Indubitablement, je me demande ce qui est arrivé à cette femme et pourquoi elle est dans cet état.

Je perçois l’effroi de la jeune serveuse quand elle ne comprend pas ce qu’elle veut. La femme assise s’efforce de répéter un mot mais le son qui sort est presque inaudible, tellement étrange. Puis, j’entends dans un souffle : « una manzanilla » (une camomille). La serveuse repart aussitôt, soulagée de ne plus être en face d’elle…

Je ne peux m’empêcher de repenser au fait que j’ai déjà croisé cette femme, il y a plus d’un an, à un passage piéton près de La Barceloneta. Je me rappelle de l’état dans lequel la vue de son visage et de son être tout entier m’avait plongé. Il était tôt le matin, elle avait l’air hagard, ses bras étaient brinquebalants, on aurait dit une folle. J’avais alors vu une détresse, chez cette femme, indescriptible et incommensurable.

Un mal-être immense m’avait saisi en même temps qu’une frayeur. J’avais pensé, un instant, à l’aider, à lui demander où elle allait, comment elle allait, ce que je pouvais faire pour elle mais son attitude et son regard m’avaient fait peur. Je n’étais pas préparée pour faire face à une telle détresse et je pense avec respect et admiration à ceux et celles qui sont capables de s’occuper des cas les plus extrêmes de souffrance humaine.

Finalement, la femme assise n’a pas attendu que la serveuse lui apporte son infusion. Je me suis penchée pour écrire ces lignes et quand j’ai relevé la tête, elle s’était volatilisée. Elle s’est littéralement enfuie sans demander son reste. Une phrase résonne aujourd’hui en moi : « Qu’est-elle devenue ? Qui prendra un jour soin d’elle ? » Et mon cœur se serre…