Février 1925. Première rencontre entre Hannah Arendt et Martin Heidegger. C’est une étudiante jeune, jolie, timide avec son chapeau enfoncé jusqu’au front. Il est un professeur de philosophie établi à la réputation déjà faite.
Il la fait venir dans son bureau pour discuter de son devoir sur Platon. Elle a peur d’avoir mal fait, qu’il soit même fâché. On dirait une petite fille qui a peur d’être grondé. Or la raison qui a poussé cet homme à la faire venir est toute autre. Il est curieux de connaître la personne qui a été capable d’avoir une telle pensée. Il est aussitôt ébloui par la jeune femme.
Elle le considère comme le plus grand philosophe allemand vivant ; ce qui ne l’empêche pas de le contredire sur certains aspects de sa pensée et elle ose le lui dire. Cela pique encore davantage sa curiosité, son amour-propre et en même temps, il sent, qu’enfin, sa pensée est comprise.
C’est donc un coup de foudre aussi bien physique qu’intellectuel auquel on assiste entre les deux personnages. Mais c’est un homme marié qu’Hannah a en face d’elle, de près de 20 ans son aîné. C’est donc une relation clandestine qui s’installe entre eux.
Au fur et à mesure des rencontres entre les deux amants, se dessine l’angoisse face à la montée du nazisme et à l’isolement dont les juifs font peu à peu l’objet. La jeune femme, qui a une lucidité hors du commun, pressent le danger qui monte et les assaille. Ils commencent alors à se disputer, se heurter ; Martin se veut rassurant sur la situation mais elle s’inquiète de ce qu’il ne voie rien ou ne veuille rien voir.
Tout au long de la pièce, les rencontres, de plus en plus espacées dans le temps, témoigneront de ce refus de voir la réalité. Heidegger croit comme la majorité des Allemands que seul Hitler pourra redresser le pays face au chômage et aux difficultés économiques. Arendt s’indigne et souffre de son déni. Elle finira par lui annoncer sa fuite à l’étranger comme tant d’autres juifs, pour se sauver.
Malgré ce qui les sépare, ils ne peuvent se retrouver sans s’étreindre, sans s’aimer. Hannah reste passionnée par cet homme qui s’allie pourtant à tout ce qu’elle combat. On sent le désespoir qui pourrait l’étreindre mais la jeune femme ne s’apitoie pas sur son sort.
Il y aura encore cette dernière rencontre, poignante, après la guerre où les deux anciens amants, qui n’ont jamais cessé de s’aimer, se retrouvent, se revoient. Hannah demande à Martin pourquoi elle l’a vu sur une photo aux premières loges du parti nazi. Il clame qu’il n’avait pas le choix, qu’il était alors le recteur de l’Université de Fribourg ! Il s’offusque en disant qu’il avait tout fait pour préserver les juifs dans son université et qu’en sa qualité de recteur, il n’avait pas pu se soustraire à certaines obligations ; ce qui expliquait sa présence à cet événement. Et qu’il avait de toutes les manières fini par démissionner…
Après ces terribles retrouvailles où Heidegger ne fait que se défendre de ce qu’il a fait, été, en dénonçant le blâme qu’on lui a jeté et le terme de nazi qu’on lui accolé, Arendt lui fera quand même remarquer qu’il ne lui a rien demandé sur elle, sa vie, comment elle a vécu la guerre… Ils finissent par se dire adieu dans l’amertume, rongés par l’incompréhension qui les sépare et pour Hannah, dans le constat que le déni aura eu raison de la conscience de Martin.
Après ce dernier entretien, Hannah lui écrira une lettre – la relation épistolaire aura toujours été au cœur de leur relation – et la terminera par cette phrase, un aveu de faiblesse peut-être : « L’amour est amoral, c’est toi qui me l’as appris. »
Cette pièce nous emmène dans les turpitudes de l’Histoire et dans les arcanes de l’amour en soulevant des questions aussi dérangeantes que : « Peut-on aimer quelqu’un malgré ce qu’il a fait, malgré ce qu’il pense, malgré ce qu’il est ? Peut-on choisir d’aimer seulement la bonne part de quelqu’un, en occultant, mettant de côté ou acceptant la part qui nous heurte, nous rebute, nous fait mal ? »
Un rapport sur la banalité de l’amour, magnifiquement interprété par de grands acteurs, raconte avec justesse et pudeur une passion dévorante à la fois physique et intellectuelle.
Le fait qu’Hannah Arendt ait tant combattu par la pensée le nazisme et mis au jour les mécanismes des totalitarismes alors qu’elle a aimé toute sa vie un homme, qui, malgré tout, avait adhéré comme tant d’autres intellectuels à la vision destructrice insufflée par le national-socialisme, souligne la complexité de la psyché humaine.
La pièce nous bouleverse par son humanité car il ne peut y avoir de manichéisme ; ce qui invite à la tolérance, et à suspendre peut-être son jugement pour accepter ce qui est, l’amour malgré tout…
Un rapport sur la banalité de l’amour
De Mario Diament
Avec Maïa Gueritte et André Nerman
Théâtre La Luna
1 rue Séverine 84000 Avignon