Réflexions

L’invisibilisation des femmes

Crédit : Eva Byele

L’autre jour, tandis que je lisais le quotidien espagnol El País pour voir comment était traité le sujet de l’indépendance catalane, quelque chose me dérangeait mais je n’arrivais pas à savoir ce que c’était. À mesure que les pages défilaient sous mes yeux, mon malaise grandissait avant que la raison ne finisse par m’exploser au visage.

Alors que le quotidien comportait une soixantaine de photos, il n’y en avait que sept où l’on voyait des femmes ! Les trois premières, impossible de faire l’impasse, c’étaient des femmes politiques qui venaient de faire des allocutions, la veille : Theresa May, la première ministre britannique, Soraya Sáenz de Santamaría, la vice-présidente du gouvernement espagnol et deux eurodéputées qui avaient brandi un drapeau catalan au Parlement européen.

Le plus intéressant concernait donc les quatre photos suivantes. La première présentait une religieuse avec un orphelin dans les bras, c’était donc une femme « célibataire » qui avait consacré sa vie aux autres. Elle était le symbole du don de soi, du don à l’autre, du soin et de l’abnégation.

La deuxième était l’épouse du scientifique à qui l’on venait d’attribuer un prix Nobel de Chimie. Cette femme était donc présente uniquement pour accompagner son mari, ce n’était pas, elle, la protagoniste, mais son mari. Et pour bien insister sur le fait qu’il avait une vie « normale » ou « réussie », on le faisait poser avec sa femme, qui était donc simplement un faire-valoir.

La troisième image était consacrée à l’écrivaine nigérienne Chimamanda Ngozi Adichie, auteure de l’excellent Nous devrions tous être féministes, qui avait donné une conférence la veille au CCCB à Barcelone. L’article ne parlait que de son engagement féministe, elle était donc quelque part uniquement associée à la cause féminine. Et la dernière image, très érotisée, était celle de la rappeuse Cardi B, ex-strip-teaseuse, en lien donc avec la sexualité.

Toutes les autres photos de chercheurs, scientifiques, politiques, sportifs, producteurs, chanteurs, musiciens, policiers, journalistes, photographes, ouvriers, ministres, militaires, indépendantistes, éboueurs, écrivains, artistes, créateurs, scénaristes, réalisateurs, philosophes, directeurs d’entreprise, opposants politiques représentaient des hommes !

Ma première réaction a donc été de me dire : Comme c’est étrange ! N’y a-t-il vraiment pas de femmes policiers, journalistes, photographes, ouvriers, ministres, militaires, indépendantistes, éboueurs, écrivains, artistes, créateurs, scénaristes, réalisateurs, philosophes, directeurs d’entreprise, opposants politiques ? La réponse est : Si, évidemment !

Qu’est-ce que la lecture de ce journal – comme la plupart des médias auxquels on est confronté tous les jours de notre vie – a comme impact inconscient sur nous ? Tout simplement de nous faire intégrer qu’il n’y a pas de femmes dans tous ces métiers ou très peu… Que nous sommes donc dans un monde d’hommes, fait par des hommes, pensé par des hommes et pour les hommes !

Sinon, quand on montre des femmes, elles restent dans les catégories de toujours : La religieuse sans sexualité, la femme qui a le droit à une sexualité car elle est associée à la maternité, la prostituée qui porte elle la « responsabilité » voire la « faute »  pour être une travailleuse du sexe et la dangereuse écrivaine qui veut changer les choses avec son féminisme et qui ne doit donc être associée qu’au féminisme et non à la littérature, le bastion réservé aux hommes !

L’invisibilisation des femmes – que l’on ne s’y trompe pas – est un choix politique et social ! Ce sont des actes délibérés de ne pas représenter des femmes comme expertes, comme références, ayant des professions élevées, de prestige…

Il en va de même avec le débat qui fait rage en ce moment autour de la féminisation des mots et de l’écriture inclusive. Comme l’explique la professeure de littérature Eliane Viennot, dans l’émission de France Culture, Doctrice ou doctoresse ? Histoire de la langue française au féminin : « Au XIVe siècle, tous les mots étaient féminisés et cela ne posait aucune problème. C’est à partir du XVIIe siècle que les choses ont changé et que l’on a commencé à retirer la féminisation des fonctions. Le suffixe « esse » est devenu péjoratif et les femmes ont commencé à être définies par la fonction de leur mari. » Ainsi, une ambassadrice n’était autre que la femme de l’ambassadeur, une coutume qui est enfin en train de bouger !

Mais ce qui est édifiant, c’est de constater qu’il n’y jamais eu de débat pour dire une : « bouchère, ouvrière, cuisinière… » Quand nous assistons à une levée de boucliers pour utiliser les mots « écrivaine, académicienne, docteure ». C’est bien donc qu’il y a une volonté farouche de ne pas féminiser les fonctions de prestige que les hommes considèrent leur être réservées.

L’invisibilisation des femmes est à l’œuvre chaque jour, dans tout, dans les films et les séries qui sont écrits, pensés, joués et réalisés en majorité par des hommes pour des hommes. Et quand il y a des femmes, elles sont confinées à des rôles de second ordre, stéréotypées et où JAMAIS elles ne pourront être à la fois belles, intelligentes et fortes…

Lutter contre l’invisibilisation des femmes est un combat de tous les jours qui commence par les mots, par les images, et qui se traduit par des actes. Il est temps que les choses changent, que les hommes comme les femmes le conscientisent ! Nous avons besoin des femmes, de leur pensée, de leur richesse, de leur force, de leur intelligence, de leur sensibilité, de leur créativité et de leur dynamisme pour créer un monde meilleur, plus juste.

Tout est à faire dans ce domaine mais pour cela, il faut oser le dire, le dénoncer, dire non, se lever et commencer à changer les choses en donnant à voir cet invisible. En affirmant : « Je suis écrivaine », en mettant des mots sur ce que je suis profondément, je fais advenir mon présent et je crée ma réalité.

En s’emparant des mots, en disant haut et fort : « Madame la ministre » et non « madame le ministre », en proclamant : « notre consœur académicienne » et non « notre confrère académicien » comme cela a été le cas pour désigner Marguerite Yourcenar, nous permettrons davantage que les femmes s’approprient ces fonctions.

Ayons bien conscience que plus nous montons dans l’échelle sociale, dans les professions de prestige, plus on tente d’étouffer le fait qu’une femme en soit digne en la désignant par des adjectifs, articles et noms masculins.

Les femmes jusque-là se sont pliées à cette contrainte tant le fait d’accéder à ces professions étaient déjà un miracle ; mais il est temps désormais d’arrêter de tolérer qu’une femme soit encore et toujours désignée par des termes masculins.

Souvent, ces femmes qui ont réussi à obtenir des postes à responsabilité sont les premières à s’opposer à la féminisation de leur profession. Pourquoi ? Parce qu’elles ont clairement intégré que ce serait une sorte de régression, elles qui ont réussi à se sortir de la masse féminine, et souvent à se « masculiniser »* pour accéder à ces postes.

La victoire sera le jour où les femmes pourront enfin dire : « Je suis chercheuse, je suis académicienne, je suis ministre, je suis écrivaine… » sans que cela ne fasse plus de vague. Mais comme nous le révèle Virginia Woolf dans Une Chambre à soi : « Ce qui est peut-être encore plus intéressant que l’histoire de l’émancipation des femmes, c’est l’histoire de l’opposition des hommes à cette émancipation. »

* Ce sont souvent ces femmes qui me l’ont rapporté elles-mêmes : « Nous devions être des hommes pour réussir… »