Paris. Assis devant moi est un homme, petit, vieux, rabougri, le corps plongé en avant comme à demi courbé. Il a quelques cheveux hirsutes et gris de part et d’autre de son crâne, des épis s’élèvent derrière et au-dessus de ses oreilles. Il a l’air si seul, son être paraît en décrépitude… Il sort un paquet de cigarettes, en saisit une de ses mains, cela semble un effort important, il gratte une allumette avec lenteur et l’allume.
Quelques minutes plus tard, à ma plus grande surprise, arrivent deux femmes d’environ 70 ans et s’assoient avec lui. Elles sont à côté de lui mais ne le regardent pas, ne lui parlent pas, elles ne parlent qu’entre elles. Elles fument également, leurs peaux sont flétries mais, lui, lorsqu’il fume, on peut voir ses joues émaciées se creuser un peu plus.
Il tourne son visage à gauche, à droite, dans un effort, ses yeux sont enfoncés dans leurs orbites, il me regarde aussi, par moments, mais je ne sais ce qu’il y a dans ce regard, il paraît vide, absent à lui-même et absent aux autres. Toute sa position démontre combien il est enfermé en lui-même. La tristesse qui émane de cet homme me bouleverse. C’est la déchéance, la vieillesse, la décrépitude, il y a une certaine misère qui émane de cette vieillesse.
Les femmes sont là et pourtant lui paraît tant s’ennuyer, il ne prononce pas un mot. Il se saisit du ticket que vient d’apporter le serveur et se met à le triturer avant de se gratter le haut du crâne. Enfin, quelque chose semble avoir capté son attention. Il tourne et retourne ce papier, puis passe la main sur le bas de son visage.
J’aperçois enfin un sourire furtif sur son visage ; j’imagine que l’une des femmes a dit quelque chose qui l’a amusé, à moins que ce ne soit de l’ironie ou de l’amertume. Aussitôt, il reprend sa pose, avec son poignet appuyé sur ses tempes et son coude sur la table, montrant un ennui profond.
Son visage et son être me font penser à un dessin du Caravage. Je repense à cette scène de lapidation où un garde s’apprête à lancer une pierre à deux vieillards ligotés à un poteau avec tout autour une foule en délire, en arc de cercle, prête également à lancer des pierres.
Le visage de l’un des hommes qui rugit, est extraordinaire. Il a le cou en avant comme un vautour, sa tête est massive, grave, il a un regard de haine, de hargne davantage que de douleur ou de soumission. C’est comme s’il rugissait et comptait faire peur à ses ennemis par ses cris alors qu’il ne peut rien faire puisqu’il est pieds et mains liés.
Je ressens dans la posture de cet homme quelque chose qui, malgré son apparente apathie, défie le monde et la foule. Le voilà en train de rallumer une cigarette, elle se consume à ses doigts jaunis, la fumée s’échappe formant des volutes blanches qui se dissipent aussitôt dans l’atmosphère.
Dehors, c’est l’hiver, il fait froid, le ciel s’obscurcit, quittant sa robe orangée et jaune qui illuminait le jardin du Luxembourg et ses arbres orangés pour laisser place à une masse sombre éclairée ici et là par des feux de voitures, de signalisations et des boutiques.
Alors que l’approche de Noël se reflète dans toutes les devantures, que les sourires – factices – recouvrent chaque affiche, la misère, elle, est partout. Des êtres grouillent seuls et miséreux au milieu des sacs remplis de cadeaux à l’effigie des grandes marques. Des familles entières de « réfugiés » « dorment » dans la rue et nous, nous passons.
Ma seule réponse à la misère qui m’afflige, me désole et me bouleverse est de la décrire. Je ne peux rien faire d’autre que de laisser une place à ces miséreux dans mes écrits, de les faire exister, de les sortir de l’invisibilisation dans laquelle la société les plonge avec cynisme.
Un regard, une parole, parfois échangés ; je me demande toujours comment les êtres peuvent vivre leur vie sans les regarder. Moi, au milieu de ce brouhaha, de ce vrombissement, ils me bouleversent, je les emporte avec moi, dans ma tête, mon cœur. Ils sont cette part d’humanité que nous ne voulons pas regarder dans notre quotidien car elle fait nous rappeler que nous ne sommes rien, que nous sommes si petits, dans l’univers, des êtres si terriblement dépendants, en besoin de lien et d’affection.
Mais on crée des barrières et des murs entre les êtres pour que ce soit plus facile, pour ne plus avoir à les voir, pour faire comme s’ils n’existaient pas, comme si leur misère ne nous touchait pas, car, nous, nous ne sommes pas dans la rue.
Les gens semblent trop souvent oublier qu’en fonction des époques et des pays, ce furent parfois leurs grands-parents qui durent fuir et peut-être, demain, ce sera eux…
L’homme en face de moi s’est encore incliné un peu plus, son visage n’est plus qu’à quelques centimètres de la table, ses lunettes sont posées devant lui, les femmes semblent ne toujours pas le voir… Il passe maintenant dans un geste de désespérance sa main sur son visage et ferme les yeux.