Ce matin, une bruine. Dans l’air encore chaud, un léger souffle apportait une petite pluie fine qui me rappelait l’Asie ; combien de voyages où il pleuvait, ainsi, pendant des heures, paralysant tout ? Tout, les désirs et les envies. L’Amérique du Sud : Bolivie, Chili, Pérou, Argentine, puis évidemment l’Asie du Sud-Est : Birmanie, Laos, Thaïlande, Malaisie, Singapour, Viêt Nam, Indonésie. Et en vélo aussi : Italie, Belgique, Pays-Bas, Bretagne.
Il y a quelque chose dans cette pluie que j’aime quand je suis en voyage. Nous sommes contraints à l’ennui, à l’attente, les plans sont bouleversés. Tout à coup, on s’arrête, trempé et l’on attend. Dans un café au mieux, dans une gare ou sous un arbre, au pire. On a froid, le froid pénètre en nous et on se met à claquer des dents. Aucune idée si on pourra repartir, si on pourra avancer. Mais dans une vie où l’on tente de tout contrôler, j’aime quand la nature nous défie et reprend ses droits. Tout à coup, c’est le chaos, on est contrarié, on est mouillé.
Les voitures sont à l’arrêt, les bus klaxonnent. Les bus, d’ailleurs ne sont jamais autant bondés que dans ces moments-là. Ce matin, par exemple, nous étions debout, pendant une heure. J’ai cru être en Asie dans ces dizaines de bus que j’ai pris où les gens, toujours calmes et statiques attendent sans rien dire.
Il nous paraît que quelque chose dans leur caractère, si différent de nous, les Européens, leur permet d’accepter les aléas du temps et de la vie. Si le bus met quatre heures au lieu de deux, que cela peut-il bien faire après tout ? On arrivera tous au même endroit, à la fin !
L’autre jour, un marchand pakistanais m’a vu rentrer à dix heures du soir, complètement trempée, et moi, impatiente : Vous vendez des parapluies ?
Oui, m’a-t-il répondu en riant. Puis, il n’a pu s’empêcher de me lancer : Ce n’est juste que de la pluie, vous savez !
Je l’ai regardé et j’ai ri. C’est vrai. Je suis trempée, j’ai froid, j’ai marché pendant 20 minutes sur le Passeig de Gracia où les parapluies valaient tellement cher que j’ai refusé d’en acheter un. Et là, après avoir pris le métro, je sors à Poblenou et je tombe sur lui, jeune et rieur.
Cela fait du bien, c’est rafraîchissant, c’est un autre regard sur notre culture, notre monde qu’on s’efforce encore une fois de contrôler, soi-même le premier. J’ai acheté son parapluie en le remerciant. J’étais si contente. J’ai marché encore un quart d’heure mais cette fois, je luttais quand même moins contre les éléments. Mon jean collait à ma peau, satané slim !
J’avais justement mis des sandales ce jour-là et étais pieds nus. Il avait fallu que je choisisse ce jour-là, que je mette ces ballerines-là, en cuir pour les ruiner. Après tout, que cela pouvait-il bien faire ? J’ai ri.
En chemin, je suis passée devant un immense hangar aménagé en boutique bobo avec une expo dans le fond. Je suis entrée, à pas de loup. J’étais seule. Un vendeur hipster avec un piercing dans le nez, un autre sur la langue tapotait sur son Macbook Air. Un autre homme passait par là et aidait un troisième à accrocher des croûtes – il n’y a pas d’autre mots – au mur. Je leur ai demandé si je pouvais m’approcher mais ils m’ont répondu, gentils et enthousiastes : Ah ! l’expo sera montée seulement demain. Vous pouvez revenir demain ?
Je ne me suis pas lancée dans des explications : Je n’habite pas ici, je ne sais même pas quelle est l’adresse de votre boutique. Je passais par là, c’est tout. À vrai dire, je m’abritais sous le porche en attendant que l’averse se calme. Les meubles étaient beaux, en bois, un mélange d’ancien et de moderne ; ça m’a plu. Surtout cet espace, immense, haut de plafond !
Poblenou est un vivier d’artistes, de designers, d’architectes, de peintres et autres. J’adore ! Les boutiques en son genre contrastent tant avec la tristesse des grandes avenues sans charme et ces tours qui poussent comme des champignons à côté des nombreux terrains vagues. Il y a des coins où l’on n’a pas envie d’y passer, seule, la nuit.
Je les ai quittés, je suis arrivée sur la Rambla. J’avais rendez-vous avec des amis. Je devais réserver une table. Mais le gérant, au petit accent français et sympathique m’a dit : Désolé, tout est réservé. Mais, je ne comprends pas, on a appelé, on nous a dit qu’on ne pouvait pas réserver. Il s’est senti gêné : Eh bien ! tout est réservé !
Pas de problème, lançais-je.
À une prochaine fois, me dit-il.
Oui, peut-être.
Peut-être que l’on ne peut pas réserver sauf si on est un habitué, un ami, un voisin… drôle de concept pour un restau, mais passons. On en a trouvé un autre mais le temps que les amis arrivent, je suis restée, accoudée au bar, à observer.
L’endroit était beau, il y avait une petite entrée comme dans la plupart des commerces de Barcelone et puis derrière, une immense salle et même un jardin. Au bar, j’ai pris un vin blanc ; je n’aurais pas dû. J’étais à jeun, j’avais nagé et j’avais faim.
Instantanément, il m’a tourné la tête. Mais ce n’était pas grave, j’observais les gens autour de moi, le barman affairé, celui qui venait et repartait aussitôt après avoir pris des choses ici et là et puis les clients.
Une bande d’Américains débarqua, bruyants. Oui, pourquoi sont-ils si bruyants ? On les entend de la pièce d’à côté. C’est quelque chose qui me dépasse, moi qui aime quand on fait attention à l’autre et qu’on parle doucement. Mais, non, eux adorent que l’on entende ce qu’ils racontent.
L’un d’eux a demandé où acheter des cigarettes. On lui a répondu : En face. Il a eu un sourire jusqu’aux oreilles et fonça. Et oui, ici, c’est l’Europe, on peut fumer sans être mis aux bancs de la société, et encore, les choses ont tellement changé.
Il y a cinq ans, on fumait partout, à Barcelone : cafés, bars, restaurants, concerts et boîtes de nuit. Les yeux piquants et parfois, asphyxiés, on devait à contrecœur quitter un concert que l’on adorait, en l’occurrence, celui de Gil Scott-Heron pour ne pas défaillir. La fumée était telle entre celle des cigarettes et des pétards qu’un nuage blanc se déplaçait dans la salle. C’était tellement fort de le voir, il est mort juste après. Le black poète proche des Black Panthers. Il avait à peine 62 ans et il en paraissait 80… il était ravagé.
Les autres gens, seuls, à leur petite table dans l’entrée, eux aussi sirotaient un verre, l’un avec un livre, l’autre un portable, un troisième une tablette. Mon verre à moitié vide, je me suis élancée et enfin décidée à rejoindre mes amis. La pluie était toujours là mais plus douce. J’ai pris des rues inconnues, j’ouvrais de grands yeux, je découvrais des petites maisons basses et colorées comme j’aime, qui me faisaient penser à La Boca, à Buenos Aires ou à Gracia.
J’ai fini par retrouver mes amis qui étaient restés coincés dans leur taxi sur la Diagonal pendant trente minutes. Mais on était tellement contents de se retrouver. On a fêté ça, on a ouvert du cava pendant que la pluie tombait, éperdument. Et puis, on a voulu prendre le métro, on n’avait pas regardé l’heure, à force de papoter et de rire, il était fermé.
Cette fois, on a partagé un taxi tous ensemble et gentiment, ils m’ont ramenés. Sous la pluie, je leur ai dit au revoir du regard et de la main. À bientôt, mes amis français qui venez, de temps à autres, ici. Revenez vite ! Peut-être que la prochaine fois, il ne pleuvra pas, ou, si, au contraire, j’espère qu’il pleuvra. C’est beaucoup plus amusant et on s’en rappellera comme aujourd’hui. Sinon, je n’aurais pas découvert ce jeune Pakistanais, cette boutique et tout…