Réflexions

Le souvenir

Ce matin, en passant très tôt en vélo dans une rue, j’ai repéré ce café. Parfait ! j’y prendrai mon café tout à l’heure, pensais-je. Et me voilà une heure plus tard dans ledit café. Il est beau, chic, élégant, chaleureux ; dans le fond, une immense baie vitrée s’ouvre sur une terrasse tellement fournie d’arbres qu’elle fait penser à un jardin. Un souvenir tout à coup jaillit, je me revois en 2004 avec mon amie Gabi, à Santa Cruz en Bolivie dans la petite cour quasi identique d’une guest house. Il pleuvait alors des trombes et nous regardions l’eau tomber en son centre pendant que des toucans venaient chiper nos confitures de kiwi et de papaye avec leur immense bec jaune et orangé.

C’est amusant quand un souvenir de voyage resurgit dans mon quotidien. Car même si Barcelone est une ville plus exotique que Paris, elle a des palmiers, par exemple et une végétation du sud, elle est très loin des villes exotiques que j’ai connues en Amérique du Sud ou en Asie du Sud-Est.

J’aime que la mémoire s’impose à moi, me sorte d’un certain confort, celui de l’habitude, pour me chambouler, me bouleverser, m’amuser… je regarde cette verdure devant moi et ne peux m’empêcher de repenser à tous ces endroits où le ciel était gris et bas et où nous devions attendre, à cause de la pluie, des intempéries : les trois semaines en Bolivie, mon séjour en Amazonie et puis en Asie…

Pouvoir à nouveau considérer la ville dans laquelle on vit depuis des années avec les yeux du voyageur – et non du touriste –, c’est merveilleux ! Retrouver un regard neuf, ouvert, sur les autres et sur la ville, sur ses particularités. Si j’aime tant le voyage et si j’aime tant vivre à l’étranger, je crois que c’est pour cela, pour toujours regarder le monde avec émerveillement, pour ne jamais me reposer sur mes lauriers.

J’aime le brassage des langues. Dans mon quotidien, j’en ai quatre, ce n’est pas toujours facile mais j’aime ne pas tout comprendre. Je crois que j’en ai besoin puisque comprendre est un moteur pour moi. Si tout est acquis, donné, comme la langue, quand je suis en France, par moments, cela fait du bien, me repose, mais on reste dans son cocon, on se referme sur soi, sur son monde car chaque langue est un monde.

Alors, un univers où il y a deux langues comme le catalan et l’espagnol plus le français et l’anglais pour mon travail, je pense que l’imagination s’en trouve renforcée. Les sonorités se mélangent aux expressions, aux manières de penser et l’être s’en trouve enrichi.

J’ai découvert par exemple à quel point l’espagnol est la langue de la poésie. C’est en lisant les poèmes des Républicains espagnols exilés en France, dans les camps en 1939 que j’ai pu admirer la beauté, la force et la puissance de cette langue.

C’est amusant et même fou comme tout à coup le temps n’existe plus. Il ne me paraît pas qu’il s’est passé 13 années depuis ce moment à Santa Cruz ou nous riions aux éclats avec mon amie Gabi devant les toucans voleurs de confiture à qui nous n’osions disputer leur butin par peur qu’ils ne nous donnent un coup de bec !

Je nous revois bouger, je revois nos visages, je peux même me rappeler comment nous étions habillées ou à peu près. J’entends le bruit de la pluie comme j’entends celle qui tombe en ce moment dehors. J’entends les cris des oiseaux surprenants, impressionnants, j’entends nos rires.

Est-ce ma mémoire qui me restitue avec exactitude la joie de ces instants ou la personne que je suis devenue qui se rappelle et donc reconstruit ces souvenirs ? Sûrement une partie des deux, il paraît que la mémoire fonctionne ainsi. Nous reconstruisons toujours en partie nos souvenirs en fonction de celui ou celle que nous sommes. C’est pourquoi comme l’explique très bien Boris Cyrulnik, la résilience n’est autre que cette capacité à porter un autre regard sur des événements traumatiques. On ne les effacera pas de notre mémoire, on n’effacera pas leurs traces mais on peut s’en libérer en les regardant autrement.

Finalement, comme dans la vie, tout est une question de regard. Regard sur soi, regard sur l’autre, regard sur le monde qui nous entoure. Et comme dit Vercors dans sa préface de Péguy, Péri, deux voix françaises aux Éditions de Minuit : « Il n’est que deux sortes d’hommes, pas plus. Ceux qui veulent en leur prochain voir un frère ; qui veulent l’aimer ; qui ne trouvent un sens à leur vie que si elle a porté sa pierre, grande ou petite, au temple qui fera de tout homme, – de tout Français –, un être libre, noble et fier. Et ceux pour qui ne comptent que leurs appétits ou leurs desseins (plus ou moins sordides ou démesurés) –, ou les desseins , les appétits de leur caste. »