Réflexions

Paula M. Becker

Autoportrait de Paula M. Becker

Depuis quelques temps, l’une de mes amies me tannait : « Il faut que tu lises Être ici est une splendeur de Marie Darrieussecq ! » Mais, à chaque fois que je me trouvais avec le livre entre les mains, je lisais la quatrième de couverture et quelque chose dans l’écriture me dérangeait, me rebutait et je le reposais.

Et puis, il y a quelques mois, j’ai entendu un podcast passionnant de Marie Darrieussecq qui parlait d’Un lieu à soi, sa nouvelle traduction d’Une chambre à soi de Virginia Woolf. Elle déplorait que la première traduction ait été, en fait, erronée car, en anglais, le titre est A Room of One’s Own. A room, c’est-à-dire un lieu, une pièce, et non, une chambre, beaucoup plus réducteur et confiné.

J’ai tellement aimé ce que disait cette écrivaine que j’ai envoyé l’interview à plusieurs personnes. Alors, quand je me suis retrouvée à Paris dans une librairie en train de faire mes emplettes pour Noël, le titre Être ici est une splendeur m’a sauté aux yeux, et cette fois je l’ai pris. Le soir même, je dînais justement chez cette amie qui me l’avait conseillée et je lui offrais Un lieu à soi de Marie Darrieussecq.

Ce qui est amusant, c’est qu’en commençant à lire ce livre, j’ai découvert, ébahie, qu’il parle de la vie de cette peintre allemande, Paula Modersohn-Becker (1876-1907) par le prisme du regard de Marie Darrieussecq et que ses meilleurs amis sont autres que la sculptrice Clara Westhoff et le poète Rainer Maria Rilke. Or, quelques jours avant de quitter Barcelone, j’avais acheté à la fondation Mapfre une monographie – en espagnol – justement de Rilke sur Rodin. L’exposition m’avait éblouie, et j’y avais passé plusieurs heures, absorbée notamment par Le Baiser.

Je découvrais ainsi dans la page de garde que Rilke avait été le secrétaire de Rodin grâce à Clara, sa femme, qui avait été son élève. Et voici que cette même Clara était la plus chère amie de l’héroïne de ce roman, Paula Becker. Cette synchronicité m’amuse d’autant plus que je travaille sur les femmes artistes pour mon dernier roman et que la lecture de ce livre alimente le texte sur lequel je travaille pour un colloque sur l’enjeu de l’écriture des femmes à Tunis en mai 2018.

En effet, la vie que donne à voir Marie Darrieussecq de cette femme est passionnante. Je me suis faite instantanément à cette étrange manière d’écrire et de construire les phrases dans une économie de mots qui m’était inconnue jusqu’alors. Et je suis réceptive à sa sensibilité, à ce qu’elle voit, comprend, dépeint de cette femme. Cette auteure est suffisamment fine – elle était psychanalyste – pour que les mots qu’elle utilise résonnent en nous et fassent appel à d’autres réflexions, commentaires, pensées.

C’est le regard qu’elle porte sur sa vie, son œuvre, ses difficultés, sa souffrance et sa joie qui est intéressant. Elle comble les éléments manquants de sa vie en donnant à voir ce que Paula pourrait avoir vécu, pensé, senti. Qu’il y ait des faussetés historiques ? Peut-être, mais sûrement moins que dans des biographies établies par des historiens, qui passent bien souvent sous silence la psychologie de l’artiste…

L’un des passages sûrement les plus édifiants du livre est lorsque Marie Darrieussecq se rend dans le plus grand musée de la Ruhr en Allemagne, où se trouve le plus fort tableau de Paula M. Becker. La terrible réalité s’impose alors à elle.

Tandis qu’elle demande à voir le fameux tableau de Paula que le musée s’enorgueillit de détenir, on la mène… au sous-sol. Là, derrière une télévision, dans le froid, se trouve son chef d’œuvre L’Autoportrait à la branche de camélias. Ainsi, déplore Marie Darrieussecq : « Les hommes, dans la lumière : Cézanne, Gauguin, Monet, Manet… les femmes, dans l’ombre. »

Lui apparaît d’emblée ce qu’elle savait malheureusement : « L’art féminin ne m’a jamais autant paru inférieur à l’Art – masculin – qu’à ce moment. » En effet, elle constate que le point commun entre toutes ces œuvres qui sont dans le sous-sol est qu’elles ont été peintes par des femmes ou représentent des femmes ! Le directeur de l’établissement, gêné, lui affirme que c’est temporaire et un an après, le tableau sera normalement remonté… Qu’en est-il des autres œuvres ?

Ainsi se pose la délicate et cruciale question de la transmission des œuvres créées par les femmes. Car, c’est là où le bat blesse. Pour bien boucler la boucle, en plus de restreindre l’éducation des femmes au maximum*, les inhiber de toutes les manières possibles et imaginables pour empêcher les femmes de créer, eh bien, lorsqu’elles y parviennent, leurs œuvres ne sont pas montrées, enseignées, louées !

Or, c’est par la transmission – qui permet l’appropriation** – que les femmes pourraient être considérées comme des génies. Car, nous ne nous y trompons pas, il y a à la base une volonté politique pour faire de tel ou tel artiste un génie. C’est l’école qui a consacré Baudelaire et l’a fait devenir Le poète par excellence, détrônant Victor Hugo de cette place enviée.

Ce sont les politiques menées dans les musées nationaux qui permettent de mettre en avant tel peintre, tel sculpteur, d’acheter telle œuvre, et de sauvegarder, protéger et restaurer telles autres. Ainsi, en ne prenant pas soin des œuvres des femmes, en ne les exposant pas, on les maintient encore et toujours dans l’ombre, dans la sombra, dans le noir, dans l’inexistant.

La mauvaise conservation des œuvres représentant des femmes ou ayant été peintes par des femmes aboutira inévitablement à la détérioration voire la destruction in fine des œuvres des femmes. Ainsi, il n’y aura, un jour, plus de traces de celles qui ont réussi malgré tout à peindre, à braver l’interdit suprême, qui est celui de créer.

Ce drame de la disparition des œuvres des femmes permettra un peu plus de dire aux détracteurs des femmes artistes : « Ce n’est pas notre faute s’il n’y a pas eu de femmes artistes ! S’il y avait eu des grandes femmes artistes qui avaient peint des chefs d’œuvre, nous le saurions ! » Eh bien, non, justement, nous ne le savons pas ! On – comme dit Marie Darrieussecq, ce « On universel masculin » – ne veut pas qu’on le sache car les hommes refusent la création des femmes.

Paula M. Becker est sans doute la première femme à s’être représentée nue. Par cet autoportrait, elle fait de l’autofiction. Elle se situe alors en double sujet : en femme qui crée – un interdit – et en femme qui peint un nu de femme – un autre interdit.

Comme le rappelle Marie Darrieussecq, un certain Monsieur Le Franc, en 1812, ne manquera pas de conspuer la peintre Constance Mayer et sa Jeune Naïade pour avoir osé peindre un nu de femme : « Une femme doit se borner à peindre quelques bouquets de fleurs ou à tracer sur la toile les traits de parents qui lui sont chers. Aller plus loin, n’est-ce pas se montrer rebelle à la nature ? N’est-ce pas violer toutes les lois de la pudeur ? » Elle se suicidera à 45 ans.

Et même si en 1907, Paula a accès à des cours d’anatomie et ne déclenche plus autour d’elle le même rejet par le simple fait de peindre une femme nue, elle reste une exception. Car, non seulement elle peint une femme nue : la chasse gardée des hommes mais elle se peint, elle, nue.

Elle démontre alors doublement combien elle n’a pas besoin des hommes, elle ne se voit pas par le prisme des hommes. C’est son regard sur elle qui compte. Les hommes sont exclus de la création des femmes, et cela, ils ne le supportent pas puisqu’ils croient qu’elles doivent leur être, ad vitam aeternam, subordonnées. Or, une femme qui crée démontre sa puissance et son auto-suffisance au sens littéral du terme, c’est-à-dire que, réellement, elle n’a pas besoin des hommes pour être, exister et créer.

Or, qui crée ? Dieu. Un homme. Une femme ne crée pas, elle est créée. Une femme qui crée est donc, de facto, une menace pour l’ordre – établi – du monde où les femmes ont été pensées par des hommes et créées par des hommes (Dieu).

Paula écrira ces mots dans son journal : « Je ne suis plus Modersohn (le nom de son mari) et je ne suis plus Paula Becker non plus. Je suis Moi, et j’espère devenir Moi de plus en plus. » Cette pensée résume à elle seule le parcours de vie de Paula dont la création, comme toujours, est intimement liée à son évolution personnelle.

Merci à Marie Darrieussecq d’avoir exhumé de l’oubli cette femme éminemment moderne, cette peintre et cette artiste car son œuvre et son chemin de vie résonnent en nous aujourd’hui tant il est encore difficile d’être une femme artiste au XXIsiècle. La rendre vivante à nouveau dans nos esprits permet d’éclairer notre chemin à nous…

Ce petit livre est un bijou, je dirai même un chef d’œuvre. Il est beau, poétique, fort, puissant. Je le mettrai entre les mains de toutes les personnes que je rencontre et aimerais qu’il soit étudié à l’école plutôt que certains livres insipides qui sont aujourd’hui enseignés…

Grâce à ce livre, le Musée d’Art moderne de Paris a organisé en 2016 la première exposition sur l’œuvre de Paula en France.

 

* L’Académie des beaux-arts était interdite aux femmes jusqu’en 1900. Les femmes devaient donc suivre leur formation dans des institutions privées. L’inscription à l’Académie Julian, l’une des plus fameuses, qui était mixte, était deux fois plus élevée pour les femmes que pour les hommes.

** La philosophe des femmes Geneviève Fraisse parle de cette notion essentielle d’appropriation dans La Sexuation du monde.