Lorsque l’on nous fait entrer dans la salle, les deux actrices sont déjà sur scène. Il fait bon frais, c’est agréable et les sièges sont incroyablement confortables, comme au cinéma. Bientôt, les lumières sur scène s’allument et commence le formidable Non de Klara. Avant d’entrer, j’avais lu des critiques de la pièce et j’avais eu peur, un instant, que ce ne soit trop dur.
La pièce est conçue en un dialogue entres deux femmes, l’une, Klara, qui revient d’Auschwitz, et l’autre, Angélika, sa belle-sœur, qui la retrouve après ses deux années et demie passées dans le camp. Cela aurait pu être insoutenable mais, non, c’était magnifique, beau, poétique, fort et juste.
Les deux actrices sont excellentes, il y a comme un jeu de miroir qui s’opère entre elles, entre l’euphorie de l’une de retrouver l’autre et puis cette autre, « morte à l’intérieur ». À mesure que celle qui est rescapée des camps de la mort commence à raconter l’indicible, une certaine libération s’opère en elle alors que l’autre s’amoindrit, se recroqueville, paraît meurtrie, comme si elle avait avalé une partie de la douleur, du vide, du poids ignoble de ce que sa belle-sœur a vécu.
Cette pièce, mise en scène avec de beaux jeux de lumière, un écran où des mots, des phrases clés ressortent et où la voix de personnages masculins se fait entendre, est belle, forte, originale.
La musique yiddish ajoute à l’émotion mais sans jamais tomber dans le pathos. Ce duo de personnages incarnant l’ombre et la lumière est magnifiquement porté par une lecture dramatisée qui laisse toute la place aux mots, à l’importance des mots prononcés.
Il y a un très beau passage sur « la langue allemande, cette langue de Goethe, de Schiller et de Kant qui a été utilisée pour aboyer ». Klara, juive allemande, a donc un double deuil à faire, celui en tant que juive – ce qu’elle a appris par les Nazis – et celui en tant qu’Allemande.
Cette langue, qui était sienne, « qui était sa langue maternelle, elle a besoin parfois de la maltraiter, de la traiter de tous les noms, de l’insulter pour être devenue ce qu’elle est, comme elle a besoin parfois de la torcher, de la nettoyer et de la bercer en lui racontant des comptines ». C’est très touchant cette allégorie de la langue qui est en fait un être à part entière…
La pièce pointe du doigt la responsabilité des Allemands – comme tout le monde – qui ont adhéré à la pensée que cette guerre était dûe aux juifs, qu’elle était née à cause d’eux, qu’ils en étaient responsables, en somme, et tous les arrangements qu’ils ont fait avec leur conscience.
La scène où la jeune femme retrouve l’appartement de sa mère à Berlin – après avoir découvert l’immeuble, à sa plus grande surprise, intacte – et où elle se trouve nez à nez avec des Allemands qui disent l’avoir acheté en bonne et dûe forme quand ils l’ont payé une bouchée de pain et ont, en fait, sûrement tué sa mère pour le récupérer… dénonce la responsabilité de chacun et comment les êtres s’arrangent avec leur propre conscience.
Le personnage de Klara est dérangeant, il chamboule les codes et la représentation dans l’imaginaire d’une victime ; elle prend d’ailleurs un malin plaisir à révéler à sa chère belle-sœur qu’elle a tué, plusieurs fois, une fois, seule « avec plaisir », et d’autres, à plusieurs, « des salaudes. »
Comme l’héroïne le déplore : « Les Nazis sont sales. Ils peuvent être propres à condition que les autres soient sales ! » Et à force de « perdre toutes ses amies du typhus ou de la dysenterie, elle n’a plus voulu d’amies ». Elle n’a plus voulu s’attacher, à part à un petit enfant qui a miraculeusement vécu quelques semaines avant de « choisir de mourir ».
Comme elle le suggère, « elle n’avait pas assez à donner, elle n’a désormais plus rien à donner à sa fille », qui a été adoptée par sa belle-sœur. Elle ne veut donc pas que l’on révèle à sa fille « qu’elle est vivante puisqu’elle est morte à l’intérieur », sinon, cela « équivaudrait à l’abandonner, or un mort ne peut abandonner et puis, c’est trop difficile d’être abandonné. »
Comme le déclare Klara : « après la traque, il y a la détraque ; les juifs ont été traqués maintenant, ils sont détraqués. Et si un jour, ils deviennent un peuple, ils deviendront comme tous les peuples, meurtriers à leur tour… »
Klara reconnaît malgré tout que, sans le « courage » d’Angélika et de son mari qui ont accepté d’entendre ce qu’elle avait à dire, elle n’aurait sûrement pas pu continuer à vivre. « Leur manière d’être quelque part, la répare. »
Avec ces mots, en filigrane, se pose la question de l’importance de la parole, de la possibilité pour les sur-vivants de raconter ce « sur », de dire l’indicible. C’est cela qui peut les aider aussi à « revenir », à retrouver une vie.
Le ton est acerbe, incisif, cynique comme il peut être beau, poétique, sensible. Le texte de la pièce, qui est tiré du livre éponyme, Le Non de Klara, de Soazig Aaron est à découvrir… J’espère que cette magnifique pièce, portée par des actrices dignes, sera lue, entendue et tournera !
Le Non de Klara de Soazig Aaron
Théâtre Au bout là-bas (Avignon)