Le sexisme est tellement ancré au quotidien dans toutes les relations sociales, familiales, au travail, dans les médias, dans la politique, dans les moindres couches de la société, et ce, depuis notre enfance, qu’il est extrêmement difficile de mettre des mots dessus, de s’en rendre compte, d’en prendre conscience. Beaucoup de femmes l’intériorisent tant qu’elles n’arrivent pas/plus à le voir.
Ce fut mon cas pendant tant d’années. Pourquoi ? Parce que tout est fait pour que celle qui subit le préjudice, ressente le malaise, le mal-être, la gêne, se sente coupable, quand l’autre, dans son bon droit – peu importe ce qu’il dise ou ce qu’il fasse -, continue de se sentir fort, en toute impunité, puisque son comportement est accepté, toléré, légitimé depuis l’aube des temps.
J’avais plus de 30 ans lorsque je suis tombée sur cette phrase d’une sociologue américaine qui déclarait : « Nos maux personnels sont des maux de la société. » Mon sang n’a fait qu’un tour. Les écailles me sont tombées enfin des yeux. Grâce à ce livre de sociologie sur lequel je travaillais, j’ai pu lire les études féministes faites par des sociologues femmes. J’ai alors compris. J’ai alors réalisé.
Il m’a fallu encore quelques années pour me rendre compte à quel point ce sexisme était là tout le temps, partout et que donc, ce n’était pas moi le problème ni mon corps mais celui des femmes en général ; c’était le fait d’être une femme tout simplement.
Je me souviens du malaise terrible que j’ai vécu à 14 ans lorsque le père de la famille dans laquelle je passais mes vacances aux États-Unis – pourtant un ami de ma famille – me demandait de venir s’asseoir sur ses genoux, le soir, à table, devant les autres jeunes et devant les siens. Je me rappelle ma gêne et mon incapacité à dire non. J’étais alors introvertie, timide, polie, gentille, je faisais ce que l’on attendait de moi même si je ressentais un mal-être immense.
Je me rappelle ne pas comprendre pourquoi ce fut sur moi que retomba le blâme quand les autres jeunes m’accusèrent « d’allumer » le père. On marchait sur la tête ! Cet homme avait plus de 50 ans, j’en avais 14. Il me répugnait, il était velu comme un ours ; alors que moi, j’étais attirée par son beau fils musicien de 18 ans.
Cet épisode qui m’a beaucoup marquée a été d’autant plus terrible que lorsque j’ai réussi à en parler au retour à mes parents, il n’y a eu aucune réaction ou si, plutôt, une réaction me faisant comprendre que ce que je suggérais n’était pas plausible, que j’affabulais en somme, que cet homme – tellement génial et plein d’énergie – était au-delà de tout soupçon.
Il y a eu cette autre fois à 16 ans – où pourtant ma famille était présente -, quand le père de mon amie d’enfance est venu me voir lorsque j’étais en train de couper du melon dans la cuisine pour le dîner et m’a, à mon plus grand effroi, ouvertement draguée. J’étais mortifiée. Qu’avais-je fait de mal pourtant pour ressentir, moi, cette honte, cette gêne immense et terrible ? Heureusement, ma grande sœur est passée par là, a vu une partie de la scène et m’a glissé après : « Il est complètement ivre ! »
Ouf ! Il y avait une explication. Mais cette fois, j’avais retenu la leçon de mes 14 ans et je n’ai pas réussi à le dire à mes parents. Peut-être m’auraient-il rétorqué également : « Qu’est-ce que tu racontes ? C’est l’un de nos meilleurs amis… »
De ces histoires, il m’est resté une blessure qui a fait que, très jeune, j’ai voulu écarter le regard – salissant – des hommes. J’ai donc fait en sorte de ne plus être attirante ou du moins de l’être moins.
En somme, j’ai agi en victime au lieu d’oser dire, dénoncer, me battre. Ma parole a été tue. Je n’ai pas pu dire l’indicible car je savais aussi qu’il ne serait pas accueilli. Pourtant, si j’avais parlé de cette scène à mes parents, peut-être auraient-ils réagi autrement ? On ne peut pas refaire l’histoire, on ne peut pas remonter le temps. Mais, ce qui est sûr, c’est que pendant longtemps, j’ai détesté ce corps de femme qui m’attirait des regards que je ne m’aimais pas, que je n’assumais pas, que je trouvais dégradants, avilissants.
Comme le dit Beauvoir, « il faut des années pour devenir femme ». Oui, ce n’est pas rien d’assumer un corps de femme. Constamment, nous sommes renvoyées – dans la rue, à notre travail, dans nos familles -, à ce corps, à cette attirance qu’il peut susciter.
Désormais, je suis capable de l’assumer et de ne plus être inhibée par ces regards. Car même si certains d’entre eux peuvent flatter – notamment si l’homme est séduisant -, dans la majorité des cas, ils inhibent. Ils impliquent ces questionnements : « Comment suis-je habillée, est-ce que ma jupe n’est pas trop courte ? Mon haut est trop moulant ! J’aurais dû mettre un pat d’éph et non un slim… » et bien d’autres encore.
Puis, avec les années cette petite voix intérieure a commencé à changer et à me dire : « À la fois, c’est flatteur, ces compliments, mais est-ce que c’est normal de les entendre à mon travail ? Est-ce la place de mon chef, de mon client, de me faire des commentaires sur mon physique, mon corps, ma taille, mes yeux, mes habits ? » La réponse est évidemment non ! Il a fallu que j’attende 34 années pour pouvoir enfin l’affirmer : « Non, ce n’est pas normal ! »
C’est pourquoi, il est essentiel de dire, de dénoncer, de parler à voix haute, d’écrire. Je crois que ma peur de lancer mon blog alors que j’écrivais des textes qui y étaient destinés depuis plus d’un an et demi, était liée à cela, à cette parole, au fait d’oser enfin dire. D’oser enfin me dire : « Non, je n’accepte plus. Je n’ai plus à accepter. Enfin, je peux dire, l’écrire, le dénoncer. »
Je me battrai toute ma vie contre le sexisme, contre l’inhibition des femmes, contre leur musellement, contre la violence qui leur est faite de toutes les manières possibles et imaginables. Je me battrai toute ma vie pour que les femmes puissent vivre et être ce qu’elles sont librement.
Je me battrai par l’écriture, par le théâtre, par la poésie, par la littérature, par mes armes à moi. Je songe à cette magnifique phrase du poète espagnol Antonio Machado : « Si mi pluma valiera tu pistola… » (Si ma plume valait ton pistolet…)
Eh bien, quelque part, elle la vaut ! L’écriture est une arme et je m’en servirai toujours à bon escient, pour aider le sort de l’humanité, pour les femmes et tous ceux, hommes et femmes, qui sont de leur côté.