Sur scène, une femme assise sur un fauteuil, haut, emmitouflée dans « une couverture tibétaine. » Instantanément, la grande Alexandra David-Néel se substitut à l’actrice. Il y a une telle force d’expression dans son visage, son regard, sa voix. Toute la première partie de la pièce, elle est immobile, elle parle, se rappelle, se raconte.
Nous sommes au début du XXe siècle, peu de femmes ont osé, comme elle, étudier à la Sorbonne. Elle rapporte les comportements misogynes dont elle et ses camarades ont été victimes. Elle raconte aussi les « quolibets » que lui ont valu la parution de son article sur « la lévitation ».
Elle a alors décidé de s’abstenir et de ne plus écrire les révélations qu’elle a eues lors de son exercice de la méditation pendant ses longs séjours en Asie, au Tibet, notamment. C’est pourquoi, elle nous fait le cadeau de nous révéler son secret, en personne et de se présenter à nous, dans « notre présent, dans son futur ».
C’est un voyage auquel la pièce nous invite, sur les cimes de l’Himalaya, dans le froid des montagnes où le vent souffle, dans la solitude d’un ermitage auprès de son maître spirituel qui lui enseigne le bouddhisme pendant que la guerre fait rage en Europe.
Cette pièce met au jour toute la complexité intellectuelle et la quête spirituelle d’Alexandra David-Néel afin de mieux appréhender la vie et surtout afin de permettre l’épanouissement de l’être humain.
Cantatrice, écrivaine, tibétologue, passionnée de langues et cultures orientales, elle est une grande passeuse entre l’Orient et l’Occident. Sa parole, son témoignage, ses écrits offrent un autre regard sur le monde et sur l’Occident – qui s’est coupé de ses sens, de son humanité en ne gardant que la raison et l’intellect. Elle déplore que « la philosophie ne soit que cérébrale » quand « l’être humain est aussi esprit ».
Elle tente de nous éclairer, de nous donner un peu de sa lumière, de ce qu’elle a appris auprès des grands maîtres spirituels, les « initiés » qui, elle ne sait par quel miracle, ont accepté de la former, elle, pourtant étrangère et femme.
Passionnée et passionnante, elle s’emporte parfois, quitte son manteau tibétain et gesticule sur scène avec frénésie avant de retrouver une grande sérénité ou émotion pour nous expliquer ce que la « physique cantique » a révélé, à savoir « que nous ne sommes que matière et que tout ce qui affecte une particule, comme si elle était reliée à une autre particule, l’affecte « sans délai » n’importe où dans l’univers.
Cette nouvelle vision du monde et de la vie permet de réaliser que tout ce que nous faisons, pensons, a un impact sur les autres. Alexandra David-Néel s’aperçoit ainsi que c’est sur nos pensées qu’il faut agir – comme le lui a enseigné le bouddhisme – et surtout sur les « semences de nos pensées ». Car, finalement, « nous ne sommes que mémoires, mémoires de nos lignées, de nos ancêtres, d’autres vies ».
Elle nous partage alors un souvenir extraordinaire – qu’elle avait pourtant enfoui au plus profond d’elle – lors d’une méditation. Elle se rappelle avec émotion la vague d’amour qui l’a submergée, chassant toutes les vapeurs noires créées par « ses frustrations, colères, doutes, peurs ». Soudainement, il n’y avait plus de place pour tout cela, c’était comme si un halo de lumière venait chasser ses ténèbres, et, bouleversée elle comprit que c’était cela, la clé de l’univers, « cet amour inconditionnel ».
Cette expérience que les « initiés », les maîtres ont vécu, cette « illumination » est à l’origine de toute sagesse qui permet l’épanouissement total, l’accueil et l’acceptation de soi. Alexandra David-Néel comprend que « cet amour, elle se le doit d’abord à elle-même, tout comme le pardon et la compassion » qui sont à l’origine de tout épanouissement personnel et qui permettent ensuite de les ressentir envers l’autre.
Cette pièce véhicule un message de tolérance, d’acceptation, de combat aussi pour « la connaissance, ce qu’aucun être de pouvoir ou gouvernement n’a intérêt ; car dès lors qu’il y a connaissance, il n’y a plus de pouvoir ou de privilèges. » Elle dénonce le fait que ce message – à l’origine de toutes les sagesses spirituelles – et qui était à l’origine de toutes les religions ait été détourné pour devenir des « religions, des dogmes » pour mieux contrôler les êtres.
Ce spectacle exigeant, fort est magnifiquement interprété par une grande actrice qui nous emmène dans les arcanes de la pensée d’Alexandra David-Néel, une immense penseuse, qui nous a permis d’avoir un autre regard sur le monde, à une époque où il était presque impossible aux femmes pourtant d’étudier, de gagner leur vie « autrement que par leur sexe » et qui, en usant quand il le fallait de subterfuges, comme de se déguiser en homme, a pu pénétrer à Lhassa, la Cité interdite, pour réaliser ses rêves. Car, « ce sont nos rêves qui créent notre réalité », nous avons ce « pouvoir-là puisqu’en fait, Dieu est à l’intérieur de nous. »
La très belle langue dans laquelle la pièce est écrite ne fait qu’ajouter à la puissance et la justesse de l’actrice qui nous fait découvrir des facettes complexes d’une femme hors du commun, un modèle en somme. Cette pièce, qui est jouée depuis déjà trois ans, se jouera à l’automne à Paris, je lui souhaite tout le succès qu’elle mérite !
ADN Alexandra David-Néel
Un spectacle de et par Mariane Zahar
Théâtre Ambigu (Avignon)