J’arrive au théâtre Le Vieux Balancier, à côté d’une charmante petite place où se trouve un restaurant. Je prends la place que j’avais réservée. J’attends puis, on nous ouvre les portes. Quelques personnes seulement entrent dans la salle. Sur scène, une femme seule, âgée, avec quelque chose de Madame Doubtfire dans l’accoutrement et une poupée à ses côtés. Cette poupée, c’est Agathe, la dame âgée, quand elle était petite fille.
Par l’intermédiaire de la poupée, un dialogue commence entre la vieille dame, qui raconte ses souvenirs, se raconte, et la petite fille. La pièce est rythmée par des moments de colère, de rebuffade ou d’affection entre la vieille femme et la poupée. Sur un écran, des photos défilent pour illustrer certaines personnes dont elle parle – et qui ont existé –, un pasteur qui a incité le village de Chambon-sur-Lignon à sauver tous les juifs de la région, un directeur d’école – le cousin de ce même pasteur –, qui a caché des enfants et a terminé en camp.
Avec habileté, douceur, force et passion, la vieille femme nous emmène dans les méandres de sa mémoire et de l’Histoire, la petite histoire se mélange alors avec la grande. C’est touchant, bouleversant même lorsqu’elle rapporte comment son père, le chef de la Résistance, a été tué – d’une balle dans le dos – lors d’une embuscade, le jour-même de la Libération et qu’une fête était donnée en son honneur. Ironie des dates, du sens même de la Libération…
Cet homme sera déclaré Juste parmi les Justes pour avoir sauvé des familles juives entières en les cachant dans sa propre maison puis en leur fournissant des papiers pour pouvoir passer la frontière et s’enfuir en Suisse.
La femme sur scène témoigne avec pudeur et authenticité de la haine qu’elle a ressentie contre tous les Allemands pour avoir tué son père et son désir de les tuer à son tour. Elle explique combien cette haine l’a meurtrie et qu’elle a dû finir par « l’arracher de son cœur ». Et, chose extraordinaire, elle a ensuite rencontré un jeune allemand dont elle est tombée amoureuse, l’a épousé et a vécu avec lui à Berlin.
Son mari lui a alors révélé l’extrême cruauté que l’on enseignait aux petits garçons des Jeunesses Hitlériennes dont il avait fait partie. On leur demandait par exemple de se jeter par la fenêtre du troisième étage en hurlant : « Heil Hitler ! » et l’immense peur que cela leur suscitait, ne sachant pas qu’ils seraient récupérés sur des draps.
On leur faisait également cadeau d’un adorable chiot dont il devait prendre soin et dès qu’ils s’y étaient attachés, on exigeait d’eux qu’ils les tuent d’un coup de revolver ou qu’ils tuent celui de leur meilleur ami.
Il y avait aussi les réveils nocturnes où ils devaient se jeter dans un lac glacé ; ce qui entraînait systématiquement une maladie chez l’enfant qu’il était et un renvoi dans sa famille. C’est d’ailleurs grâce à cela que son mari n’est jamais devenu un SS… Voilà donc comment les Nazis fabriquaient des hommes dénués de toute humanité, qui n’étaient plus que des machines de guerre « rationnelles » et insensibles.
Ainsi, en écoutant les récits de son mari, en l’aimant et en vivant avec lui dans l’ancienne capitale du Nazisme, la femme que l’on voit s’est « guérie » de sa haine pour les Allemands, pour l’autre et donc aussi pour elle-même. Car ce que son mari lui a appris, c’est qu’il s’agissait dans cet entraînement, dans cette « éducation », de faire du mal à l’autre comme à soi. Le rapport à l’autre étant un reflet du rapport à soi…
La vieille dame narre ensuite avec émotion « l’euphorie » qu’elle a ressentie à la fin de la guerre et son admiration lorsqu’un « soldat américain l’a fait monter dans son char et lui a donné du chocolat », ce qu’elle n’avait pas vu/mangé depuis le début de la guerre.
Tous ces souvenirs, anecdotes, faits tragiques, que l’on a pu lire, entendre nous sont racontés par une femme en chair et en os avec un aplomb incroyable, un regard extraordinaire. C’est comme si on voyait défiler dans ses yeux les moments de haine et de joie, de fraternité aussi qu’elle a vécus – avec les familles juives notamment qui vivaient chez elle.
Les deux Agathe – Haine et Résistance est un spectacle bouleversant qui fait le parallèle avec la situation aujourd’hui des migrants et de « la haine qui est de nouveau revenue ». Or, cette femme de 86 ans sait ce qu’est la haine « qui commence par des mots et termine pas des actes. » Elle cherche à réveiller les consciences tout en proclamant avec une joie pleine de malice : « Les meilleurs souvenirs sont ceux qui sont devant soi ! »
Cette pièce, qui est aussi conçue pour expliquer la guerre et la Shoah aux enfants, se termine avec un beau geste ; la vieille dame tend la poupée à une petite fille qui était venue avec ses parents, et l’invite à danser sur scène avec elle. On voit alors la petite fille au sourire angélique danser un peu timidement à ses côtés et à la fois heureuse. Un magnifique plaidoyer pour la paix, la tolérance et contre la haine de l’autre…
Les deux Agathe – Haine et Résistance. Souvenirs d’hier et d’aujourd’hui
Performance de et avec Simone Rist
Théâtre Le Vieux Balancier (Avignon)