Réflexions

Le temps présent

Crédit : Eva Byele

Aujourd’hui, il fait beau et froid, un vent glacial a chassé le moindre nuage qui osait s’aventurer dans ce ciel d’azur. Les arbres secouent leurs feuilles tels des pantins désarticulés. Une lumière pleine, jaune, tirant vers l’oranger illumine l’horizon et le haut des immeubles. Il semblerait que le froid se soit enfin décidé à se faire sentir.

Imaginer que nous sommes à moins d’un mois et demi de Noël alors que nous nous baignions encore, il y a quelques jours, est impensable… D’ailleurs, l’arrivée de Noël me surprend toujours ici, habituée à davantage de froid à l’approche de cette fête.

Cette année, elle sera marquée par une élection toute particulière, le 21 décembre, pour décider de la suite des événements dramatiques qui animent la classe politique espagnole, catalane et surtout, oserais-je dire, le peuple catalan, qui est en train de se déchirer.

Des relents de la guerre civile se font sentir… Les anciens nous enseignent que ce que nous vivons actuellement ne sont que « les prémices du franquisme quand l’obscurantisme commença ». Certains prédisent la fin des médias catalans comme le scande un illustrateur catalan – pour qui j’ai beaucoup d’affection – qui a connu les heures noires de l’Espagne : « Bientôt, il n’y aura plus de presse, plus de radio… ils sont capables de tout ! »

Ceux qui ont soixante-dix ans ont vécu la moitié de leur vie sous le régime de Franco et ils sont les héritiers de leurs parents, qui ont enchaîné le drame intime de la guerre civile espagnole avec le franquisme. Ce monsieur me rappelle que Lluís Companys, qui avait proclamé la République catalane en 1934, avait également été mis en prison… des souvenirs qui résonnent étrangement avec la situation actuelle !

Il semblerait que dans le monde un étrange phénomène de retour en arrière au niveau des libertés et des droits humains s’opère un peu partout. La mondialisation qui tend à mener à une uniformisation du monde et peut-être même à une certaine perte d’identité soit l’une des raisons qui mènent tant de peuples à vouloir se refermer sur eux-mêmes, à réaffirmer leur identité. C’est une manière de dire : « Je » dans un monde qui tend à étouffer et annihiler la diversité !

Face au rouleau compresseur qu’est la course au développement des nouvelles technologies et aux nouvelles normes imposées chaque jour pour faire de l’humain uniquement un consommateur, des voix s’élèvent, comme elles le peuvent, pour réclamer leur indépendance par rapport à ces phénomènes, et tenter de garder leur libre arbitre. Nous ne sommes pas un, nous sommes multiples, et cette différence est synonyme de richesse et d’ouverture mais elle peut également être synonyme de peur et d’anxiété.

En ce moment, je rencontre beaucoup d’Américains. Ils sont souvent épatés de pouvoir parler avec leur voisine à une terrasse de café ou au restaurant : « Aux États-Unis, ce serait impossible ! » Et que me révèlent-ils systématiquement ?

Une chose que je pense évidemment lorsque je songe à ce pays mais c’est encore plus percutant quand ce sont les personnes qui sont soumises à cela qui sont capables elles-mêmes de le dénoncer : « Aux États-Unis, on nous enseigne à avoir peur ! Peur de tout, peur de l’autre… Nous vivons dans un tel climat anxiogène alimenté par les médias et la télévision, en premier lieu, que les gens acceptent de se soumettre. Ainsi, les entreprises et le pouvoir, qui sont désormais intimement liés, leur vendent des solutions pour se protéger : des alarmes, des armes et n’importe quelle guerre !

Cela remonte à la Seconde Guerre mondiale, me déclare l’homme sans cheveux, mais à la barbe et au regard pétillant d’intelligence : « L’industrie de l’armement n’a pas supporté la fin de la guerre car elle n’avait plus de business… les États-Unis ont donc cherché à se mettre dans toutes les guerres possibles et imaginables. »

Certes, c’est une autre face de l’Amérique victorieuse et bienfaitrice qui vint délivrer la France des Allemands… mais c’est une réalité incarnée par les Bush, Trump maintenant…

Le plus grand drame que me révèle sûrement ce couple américain est le suivant : « Désormais, les Américains ne pensent plus… à part quelques uns qui sont des exceptions ici et là aux États-Unis, la majorité des Américains ne pensent plus. »

Ce qui est intéressant, c’est le « plus ». Cela signifie qu’ils ont, un jour, pensé ! En effet, les gens ont la capacité de s’exprimer sur les réseaux sociaux, de déverser leur violence, bêtise, inculture, racisme, haine… mais à quelle source s’abreuvent-il pour puiser et nourrir leur pensée ? « Seulement à la télévision », se désespère cet homme.

Or, cette télévision, aux mains du pouvoir, nie le drame écologique auquel la planète est confrontée ou le drame de la vente des armes auquel les États-Unis sont confrontés… Depuis la tuerie de la boîte de nuit en Floride qui a fait 50 morts en 2016, des centaines de personnes ont péri à cause des armes à feu… et sans djihadisme aucun !, me révèle-t-il atterré.

La vente des armes à feu est le baromètre d’une démocratie malade, d’un pays encore établi sur la conquête de l’Ouest et l’éradication des Indiens qui sont d’ailleurs relégués dans des terres… où on leur a construit des casinos pour perdre leur temps, leur argent, y déverser leur colère et leur misère.

Les États-Unis sont les rois pour dessiner le monde comme ils le souhaitent, leurs entreprises – de nouvelles technologiques – changent nos vies tous les jours, parfois pour le meilleur, souvent pour le pire, offrant, d’un côté, un semblant de liberté extraordinaire, de l’autre, étant les plus grands liberticides.

Ils font en sorte que leur peuple ne pense plus… Ils rendent obèse une partie du monde quand l’autre crève littéralement de faim, ils détruisent avec leurs entreprises la nature, l’atmosphère, l’air que nous respirons, diffusent leur culture avec des séries et films stéréotypés véhiculant la culture du viol et la supériorité des hommes sur les femmes et surtout imposant la violence et la torture au nom de la défense de la sainte Amérique. Ce pays dont les membres sont les plus grands consommateurs de drogue au monde et qui condamnent l’alcool, la cigarette, sont ceux pourtant qui ont inventé les cigarettes… Attention, car ce pays qui est la première puissance mondiale envahit, pénètre, détruit sûrement davantage qu’il ne construit !

Au milieu des décombres de la pensée, se maintiennent des citadelles, « dans les villes universitaires, notamment », se réjouit la femme rayonnante. « On ne peut qu’apprendre à penser aux gens, telle est sûrement la meilleure arme et la seule qui vaille dans ce monde ! » Comme déplorait cet écrivain dont le nom m’échappe : « Tant d’hommes donnent leur opinion et si peu d’hommes pensent… »

Le drame de notre temps est le manque de pensée, de libre pensée. Peut-être fut-ce toujours le cas ? Face à ce que le poète Maurice Genevoix, qui a vécu la Première Guerre mondiale, déclarait : « L’homme est une machine à oublier », essayons de regarder en arrière, de comprendre en démêlant les fils du passé pour essayer de décrypter notre présent, pour donner davantage forme à notre futur. Car la seule chose que l’on peut voir – même si surgissent ici et là de merveilleuses entreprises, idées qu’il faut encourager, relayer – est une course aveugle et effrénée du monde à sa perte, vers un suicide collectif.

Face à cela, il ne reste que le temps, le temps présent qui est la seule chose, finalement qui nous appartient. Dans ce temps, faisons nos choix, employons-le à penser pour pouvoir agir ensuite. Dans la pensée, réside notre liberté, ne l’oublions pas ! Des régimes qui cherchent à avoir des moutons de Panurge sont des régimes autoritaires sous couverts de démocratie. Les plus formidables contre-pouvoirs sont la pensée et le temps présent ! Employons-les à bon escient…