L’invisible est ce qui guide nos pas. Le plus important dans notre vie est, en fait, ce que nous ne voyons pas. Ce sont les sentiments, les sens, les pensées, les relations – tout ce qui est du domaine de l’invisible – qui tissent notre vie.
Ce sont nos croyances qui sont à l’origine de décisions cruciales. C’est ce que nous ressentons à l’égard de telle ou telle personne, de telle ou telle situation qui nous pousse à agir, aimer, abhorrer, protéger ou dénoncer.
Tout ce qui constitue notre être – et notre humanité – est invisible et pourtant bel et bien là. Ce qu’il se passe entre deux personnes qui s’aiment, se désirent, qui sont attirées irréversiblement l’une par l’autre ou qui se détestent, se détruisent…
Dans La Passion suspendue, un entretien réalisé avec la journaliste italienne Leopoldina Pallotta della Torre, Marguerite Duras révèle que l’on ne connaît jamais « la portée d’un événement qui peut avoir des ricochets à l’infini ». En effet, nous n’avons pas toujours conscience qu’une rencontre, un acte, un événement peuvent bouleverser une vie, réveiller une personne ou, au contraire, la briser. Cela peut paraître banal et c’est pourtant la réalité.
Lors d’une analyse, quelque part, il ne se passe rien, il n’y a aucun événement, aucune rencontre exceptionnelle, à part peut-être, la plus importante, la rencontre avec soi.
Le fait de mettre des mots sur cet invisible que l’on tait, cache, garde pour soi la plupart du temps, peut changer une vie. En exprimant son indicible et son invisible, en les faisant exister grâce aux mots, on a ainsi accès à cette partie de soi qui, sinon, nous resterait lettre morte.
C’est pourquoi la littérature et l’écriture sont si extraordinaires. Car c’est cette part de soi et de l’autre, généralement niée dans le quotidien, qui, tout à coup, devient essentielle.
J’ai toujours été fascinée par ce qui se passe entre les êtres, par cette communication consciente – ou non parfois – qui fait qu’une attraction ou un rejet, une admiration ou un mépris peuvent se faire sentir. Et qu’on peut les ressentir sans qu’aucun mot ne soit prononcé, simplement par l’attitude, par des regards, des gestes, des mouvements qui expriment malgré les individus cet indicible, cet invisible.
Tout est tellement codé dans nos sociétés, il y a tant de politiquement correct et de choses que l’on ne peut pas dire aux autres à commencer par le fait qu’on ne les aime pas, qu’on ne veut pas les voir ou, au contraire, que l’on est attiré par eux et que l’on aimerait les connaître davantage…
Les êtres et les relations sont tellement complexes. Et moins une personne se connaît, plus, j’imagine, ses relations sont compliquées. Plus un être perçoit, sent, comprend qui il est, comment il fonctionne, plus il est apte à décrypter ce qu’il se passe chez l’autre.
Or, c’est justement l’une des capacités de l’écrivain d’être capable de ressentir ce que l’autre sent, vit, pense, même s’il n’a pas las science infuse, qu’il peut se tromper et se trompe évidemment souvent. Mais il y a une sensibilité, une empathie, une compassion et une capacité à se mettre à la place de l’autre qui permettent souvent de ressentir et décrypter ce que les autres ne voient pas.
Cette citation d’Edgar Allan Poe démontre le drame intime des poètes : « Les poètes voient l’injustice, jamais là où elle n’existe pas, mais fort souvent là où des yeux non poétiques n’en voient pas du tout. »
Il peut y avoir une souffrance à ressentir constamment ce qui se trame entre les êtres, à ressentir tout, la joie comme la tristesse avec une intensité peut-être décuplée. On peut se sentir seul, différent. Car le fait d’éprouver cela implique une grande sensibilité de la part de l’artiste, et donc, une grande susceptibilité. Il pourra avoir tendance à prendre pour lui, contre lui, des reproches, réflexions qui ne lui sont pas forcément destinés, qui sont simplement l’expression de ce que l’autre pense.
Car, s’il y a bien quelque chose que l’on apprend en psychanalyse, c’est que même lorsque l’on parle des autres, on parle en filigrane de soi. C’est notre manière de voir les autres qui s’exprime alors. C’est une manière de détecter comment est son « autre », s’il est « en-dessous de soi », « au-dessus de soi », si c’est un être bienveillant ou sadique même si nous sommes tous pluriels…
En ayant un endroit où l’on peut – physiquement – exprimer son invisible, sa vision de la vie, du monde, de son être, on se redonne une place au monde, on peut enfin exister.
Je sais que c’est grâce aux mots que j’ai dits en psychanalyse, à ceux que j’ai écrits dans mes livres et ceux que j’ai lus dans la littérature, philosophie, poésie… que j’ai pu me créer et être moi.
C’est en donnant à voir son invisible, en disant son indicible, que l’on réalise la place qu’ils prenaient dans sa vie. Il est de même avec l’inconscient.
Les sentiments d’amour, de désir ne se voient pas, et, pourtant, ils s’expriment dès qu’ils le peuvent par des gestes, des regards, des paroles… Il en est de même pour les ressentiments, les sentiments de colère, de haine, de révolte. Ils doivent s’exprimer sinon ils grignotent les êtres et les rongent comme s’ils étaient éternellement en circuit fermé.
Lorsque l’on met des mots sur ce que l’on a à l’intérieur, sur ce qui nous habite – qui est si grand et riche –, il n’y a plus de vide. Le vide est un sentiment qui vient de ce que l’on ne connaît pas, il y a une peur à ne pas aller voir, à ne pas oser. En somme, il y a une peur, je crois, à découvrir notre humanité.
Notre humanité, cela ne veut pas dire que nous soyons un être bon ou mauvais, il n’y a pas de dichotomie, seulement dans les religions… Je préfère les sciences humaines et les arts – beaucoup plus justes et réalistes – qui permettent de montrer qu’en découvrant notre intériorité, notre humanité, on est apte à comprendre celles des autres et à peut-être moins idéaliser, juger. Cela n’empêche en rien de se battre mais cette complexité de l’être humain est une clé dans la compréhension de la vie.
Et puis, cela permet de voir ce qui appartient à l’autre et ce qui appartient à soi, dans les conflits, les relations. C’est un immense soulagement de constater que parfois l’autre a réagi d’une certaine manière uniquement par rapport à ses propres référents, incapacités, limites, doutes…
Souvent, le pire juge – le plus inquisiteur, dur, méfiant – est soi-même. Je crois que c’était Dostoïevski qui parlait de « prison mentale », pour dire qu’un être était toujours condamné à vivre avec lui-même, en étant lui-même, sans avoir la possibilité de s’en échapper.
Or, l’art, justement, est un moyen d’y échapper puisque l’on peut être autre, ainsi, on apprend sur soi et on peut évoluer. La psychanalyse, également, permet de sortir de cette « prison mentale ». En mettant le doigt sur des pensées, conceptions, mécanismes intrinsèques, en les laissant s’exprimer, jaillir hors de nous, déjà, nous nous en libérons en partie.
Mais, souvent, l’analysant « tient à ses névroses comme à la prunelle de ses yeux ». En effet, il est lui, se définit d’une certaine manière, en pensant d’une certaine manière. Et si, avec les années tout bouge, évolue, il doit lâcher une partie de qui il était et cela n’est pas une mince affaire. Or, c’est justement en se départant de cette part de lui-même qu’il peut se trouver et être davantage libre.