Réflexions

Prenez la plume

Je vois tant de pauvres hères, de gens qui fument, qui traînent avec un air triste, le visage un peu baissé, le corps un peu courbé, ils regardent leurs pieds. On sent bien que la cigarette n’est plus un plaisir depuis longtemps mais une nécessité, une habitude, un palliatif. De quoi ? De cette vie de laquelle ils semblent exclus. Dans cette vie, il faut tant de ressources pour s’en sortir ! Et quid de ceux qui n’ont pas reçu les armes nécessaires ? En effet, il s’agit bien d’armes car la vie est un combat.

Pour tant d’êtres sur cette terre, il s’agit d’abord de survivre. Pouvoir vivre pleinement avec tout ce que cela implique de choix, de libertés, est un tel luxe – au sens de rareté –, un tel cadeau ! Il faut tant de ressources intellectuelles, psychiques, économiques.

L’humain est un animal social qui doit passer son temps à s’adapter à des événements qu’il n’a, la plupart du temps, pas choisi. C’est pourquoi tout artiste est façonné par son époque. Car chaque époque apporte un combat et des difficultés différentes. Même si dans le fond, la condition humaine reste la même. Et c’est peut-être à cela que l’on reconnaît un grand poète, écrivain, une grande poétesse, écrivaine.

C’est cette universalité à laquelle l’être tend et que l’artiste, doté de génie, est capable de révéler. Ce sont ces questions existentielles, fondamentales, qui ne passent pas d’un siècle à l’autre qui s’expriment à travers les écrits ou les œuvres des grands artistes. C’est d’ailleurs ce qui fait que nous pouvons lire Victor Hugo, Dostoïevski ou Shakespeare, Louise Ackermann, Constance de Salm ou George Sand, plusieurs siècles après.

Car leur plume est trempée dans l’encre de la vie, de la passion, du désir, de la honte, du désespoir et de la haine ; de tous les sentiments humains que nous expérimentons tous mais que, seuls, les grands écrivains sont capables de retranscrire à la perfection. Il faut une telle connaissance de l’âme humaine pour être capable de donner vie à des êtres imaginaires et de les doter de toutes les qualités et perversions humaines comme si l’on décrivait la vie d’une personne réelle.

Il faut faire preuve d’une sorte de sagesse, avoir cette qualité d’observation – essentielle –, pour tout artiste. Car c’est dans l’observation, dans les détails que se révèlent les êtres et la nature : les expressions du visage, les mouvements du corps, le bruissement des feuilles, la lumière du soir qui décline.

Même dans les silences ou quand les êtres paraissent absents à eux-mêmes, il se passe tant de choses. Ces choses non dites mais justement exprimées par le corps, une posture, un regard, un mouvement intempestif, un air. On peut deviner tant de choses qui se trament entre les êtres simplement en les observant et en laissant libre cours à notre ressenti d’abord, à notre imagination ensuite.

C’est pourquoi être écrivain, artiste, requiert d’être seul. C’est dans cette solitude, dans ce temps que l’on prend – pour soi – que l’on peut expérimenter tout cela. Et c’est à travers cette observation, cette description que l’on fait des êtres que l’on peut se sentir paradoxalement si proche des autres, tels des frères et sœurs.

L’écriture et la poésie, en particulier, permettent une communion, un rapprochement vers la fraternité et la sororité. Car l’on voit ce qui nous relie aux autres êtres humains plutôt que ce qui nous différencie.

De voir notre humanité blessée – car elle l’est toujours – est ce qui est émouvant. L’humain est si imparfait, impuissant face à la nature, la vie. Il croit tout dominer, il en a la folie, et même s’il tente d’écraser la nature, il se fait quand même dominer par elle.

J’aime quand une tempête, une bourrasque se lèvent et montrent aux petits humains que nous sommes combien nous sommes prétentieux et que nous ne sommes rien à part des fourmis. En un instant, nous pouvons être balayé comme de vulgaires feuilles. Et cela est très bien ainsi.

L’homme s’est érigé au centre de l’univers, il a érigé en même temps la Raison comme la seule source fiable d’intelligence, comme la Science. Mais en faisant cela, il a tué son âme, ses sentiments et son intuition. Cette intuition dont les philosophes allemands et les poètes romantiques du XIXe siècle s’accordent à dire qu’elle est « supérieure à la Raison ».

Pour moi, c’est une évidence. C’est pour cela que dans l’écriture, il est essentiel de toujours laisser libre cours à l’intuition. Car c’est elle qui nous révèle la véracité d’une situation, d’un sentiment. Rarement, en construisant de toutes pièces une histoire, nous arriverons à cette véracité de l’instant.

Lorsque nous laissons l’intuition guider notre écriture, le mélange entre l’intelligible et le sensible se fait à notre insu pour nous permettre d’écrire une situation juste, un sentiment juste, une réflexion juste. Elle n’est pas celle que nous aurions forcément choisie, ce n’est pas forcément l’acte que nous aurions fait ou la parole que nous aurions dite mais ils correspondent à ceux du personnage.

Pourquoi ? Parce que c’est notre inconscient aussi qui s’exprime quand nous écrivons. J’aime écrire car je ne sais jamais ce que je vais écrire une minute plus tard. Sinon, pourquoi écrire ? C’est Marguerite Duras qui en parle très bien dans son livre Écrire.

C’est justement pour savoir ce que nous allons écrire que nous écrivons ; il y a quelque chose de l’ordre du miracle, du mystère. L’écriture est un cadeau, ce n’est pas une possession, c’est un souffle, une capacité, une énigme. On ne sait pas exactement ce qu’il se passe mais je sais comment la créer, la faire venir, l’accueillir. Il y a toujours à la base une sensation, un désir, quelque chose de physique, ou une idée, une phrase, un mot.

En tous cas, je sais que j’ai quelque chose qui doit s’exprimer, qui doit jaillir et que, surtout, je dois laisser jaillir, sinon, il y a une frustration. Je ne me mets jamais de contrainte par rapport à l’écriture, je l’accueille, je suis un réceptacle.

Elle est ma compagne, mon amie, mon amante. Elle est la source jaillissante de mon être, elle me révèle ma pensée, mes sentiments, elle permet de me relier aux autres humains, elle est ma plus grande force et mon plus grand cadeau.

Je ne saurais pas qui je suis si je n’écrivais pas, c’est une évidence. Ce sont les livres et les centaines de textes, réflexions, aphorismes, nouvelles, poèmes et autres que j’ai écrits qui m’ont permis de savoir qui je suis.

Un être certes, en devenir comme tout un chacun, mais un être qui s’est construit et qui a été construit non seulement par tous les livres qu’il a lus mais également par ce qu’il a écrit. Pourquoi ? Parce que de nouveau, je ne maîtrise pas ce que j’ai écrit, c’est cette part de mystère, de l’Autre en moi qui s’est exprimée et qui s’exprime à chaque fois.

Il y a une part de découverte de moi que je constate a posteriori. Parfois, je suis surprise de réaliser que tel livre ou tel texte, écrit il y a plusieurs années, portait déjà tel combat, telle pensée, telle réflexion ou telle situation.

D’un livre à l’autre, des pensées se répètent, s’étoffent, se modifient, évoluent. Tel un cercle vertueux, le dernier livre que j’écris porte tant de choses en commun avec le premier mais dans un rapport presque inversé entre les êtres. Il y a quelque chose de magique. Il s’est passé 10 années depuis l’écriture de mon premier livre, ceci explique donc cela, mais c’est amusant de constater que des histoires similaires et pourtant si différentes dans les rapports entre les êtres surgissent à nouveau. Ou plus exactement, l’histoire est différente mais les rapports entre les êtres sont à la fois proches, similaires et différents.

C’est très riche, c’est pourquoi l’écriture porte en elle les prémices de la psychanalyse. Car l’écriture nous révèle par le mot ce que la psychanalyse nous révèle par la parole.

Le mot écrit est un premier pas vers la parole. Il s’agit d’abord de sortir de soi l’indicible, le plus intime, de le coucher sur le papier, dans la plus parfaite intimité avant de pouvoir le dire, à haute voix devant un autre.

Souvent, les gens croient que parler à un ami ou à un parent d’une situation, d’un problème est suffisant. Ils croient également que se dire les choses à soi-même est suffisant. Mais j’ai pu constater combien ce n’est pas la même chose. Là aussi, dans la psychanalyse, il y a un mystère, une énigme. Le mystère des mots. Qu’un mot tout à coup fasse surgir un autre mot, amène à une situation, à une pensée, une réflexion, un souvenir !

Finalement, le processus est très similaire à celui de l’écriture. On ne ferait pas de psychanalyse si on savait à l’avance quel mot allait surgir, comme dans l’écriture. Et ce sont ces mystères à qui on donne de la place pour s’exprimer qui permettent de mieux nous connaître.

À la fois pour nous libérer d’un certain nombre de maux, de souffrances mais aussi pour nous permettre de reconnaître notre désir. Car le désir est le moteur essentiel de la vie et de l’écriture.

Sans désir, point d’écriture. Ce désir est l’élan vital qui nous pousse à agir, à faire, à penser, à nous lever. Si les êtres savaient à quel point l’écriture pouvait les aider dans leur vie à savoir qui ils sont, ce qu’ils veulent. Et surtout, s’ils prenaient conscience de la force intérieure qu’elle peut donner et de l’importance politique qu’elle a. Car l’écriture est performative, au bout d’un moment, la pensée couchée sur le papier se transforme, se mue en action. L’un agit sur l’autre, l’autre agit sur l’un.

En fait, l’écriture est le moyen de devenir sujet et non plus objet, d’exercer sa liberté d’être pensant. L’écriture est le plus formidable contre-pouvoir qui soit. Par l’écriture, l’être se révèle à lui-même dans toute sa dimension politique, humaine, intellectuelle, sensible.

L’écriture est une arme. Si peu de gens en usent, elle pourrait servir tant de causes justes ! Elle pourrait permettre à des millions d’êtres de se soulever. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on a toujours cherché à restreindre l’éducation des femmes ou de telles ou telles populations. Car l’écriture est le pouvoir.

Par la représentation d’êtres humains, par la fiction, nous donnons aux êtres des éléments qui créent une conscience collective. Si l’on ne donne à lire que des hommes blancs qui écrivent des histoires, dans l’imaginaire collectif, les femmes, les Noirs, par exemple, seront absents et garderont inconsciemment cette idée qu’ils sont invisibles, qu’ils n’existent pas, qu’ils n’ont pas de place dans le monde. Et en plus, on leur ancrera dans la tête que la littérature, c’est une affaire d’hommes, sinon, on appelle cela avec beaucoup de condescendance de la « littérature féminine ». Or, s’il existe une « littérature féminine », il existe alors une « littérature masculine ».

Pourtant, quel est le rapport entre Tolstoï et Proust ? Entre Jack London et Goethe ? Aucun. Ce sont simplement des hommes, des écrivains, des penseurs qui expriment qui ils sont et ce qu’ils pensent. Eh bien, il en est de même pour les femmes ! Les écrivaines expriment qui elles sont et ce qu’elles pensent.

Mais il y a une différence que je reconnais bien volontiers, c’est qu’en étant une femme qui écrit, il est presque impossible de ne pas parler de la « condition des femmes ». Car, à un moment donné ou à un autre, la société lui a renvoyé ce qu’elle devait être, faire ou penser du simple fait d’être femme. Donc, les femmes qui écrivent ont souvent cela à exprimer. Comme un homme qui écrit et qui est noir, aura peut-être à cœur d’écrire ce que la société lui a renvoyé du fait d’être un homme noir.

C’est pourquoi le combat que représente l’égalité entre les hommes et les femmes doit passer par l’écriture, l’écriture de soi et la fiction. C’est en donnant de nouvelles représentations des femmes, en donnant à voir enfin leurs désirs, leurs manières de voir le monde et non toujours la manière dont les hommes les voient que les choses changeront.

En écrivant des livres où les femmes sont des modèles, des héroïnes, artistes, écrivaines, politiques, activistes, aventurières, nous ancrerons dans l’inconscient collectif des femmes et des hommes tout ce que peuvent être les femmes. Ainsi, ce sera un excellent moyen de lutter contre la publicité – cette arme de destruction massive – au service d’un sexisme dramatique qui favorise les troubles alimentaires et l’objetisation des femmes.

Il est temps d’opposer nos modèles d’émancipation, de liberté et d’héroïnes de tous types aux modèles de mannequins anorexiques passives et objets que l’on veut nous imposer !

Il est temps que les femmes prennent leur plume pour donner à voir au monde l’ampleur de leur intelligence, passion, sensibilité, désir pour changer les choses et transformer le monde de demain en un monde plus juste, plus représentatif de notre diversité où enfin sororité pourrait rimer avec fraternité !