Carnets

Le beau en soi

Hier, j’ai vécu l’un des plus beaux moments de ma vie ! Je revenais de faire des courses. J’étais allée dans un supermarché un peu plus loin que d’habitude pour délier mes jambes. Cela fait une semaine que nous sommes à la maison et je n’y tenais plus. Le ciel était d’un bleu d’azur, le soleil brillait. Je sentais un appel à sentir le frais, ne serait-ce que quelque minutes.

Dans la rue, calle Asturies, j’étais surprise de croiser autant de gens, certains avec des masques et complètement camouflés malgré la douceur, d’autres, sans rien. À moins de deux mètres de distance, certaines personnes s’écartaient, d’autres, étrangement, se frôlaient sans même y prêter attention, semblait-il.

Arrivée calle Gran de Gracia, j’ai vu une queue devant le supermarché, on nous faisait rentrer au compte-gouttes. Nous attendions les uns derrière les autres à un mètre de distance. Je pensais à une amie qui habitait non loin. J’espérais la croiser…

Bientôt, c’était mon tour. On m’a demandé de laisser mon cadis et de prendre celui du magasin, étrange… J’ai mis les gants en plastique requis. Il ne manquait encore de rien dans ce supermarché. J’ai fait quelques pas et ai aperçu un peu baissée de dos une femme avec un gros manteau. J’ai crié le nom de mon amie. C’était bien elle. On s’est souri, on a discuté de l’état de nos familles, on s’est donné des nouvelles. Malgré la distance de sécurité, on était heureuses de se voir, cela mettait du baume au cœur. C’était une belle coïncidence de se retrouver là au même moment !

J’ai fait de grosses courses, en ai profité pour acheter des produits que je ne peux pas trouver en bas de chez moi comme de la viande ou du poisson, du fromage frais… J’ai remercié la jeune femme à la caisse avec son masque d’être là, celle à l’extérieur et suis repartie.

Le soleil inondait la moitié de la rue, moi qui en général le fuis, je le recherchais avec avidité. J’ai vu un homme épuisé sur un banc en train de boire une bière. Il portait des gants en plastique bleu et un masque qu’il avait abaissé pour pouvoir boire.

Il y avait beaucoup moins de monde dans la rue. Je suis passée sous un arbre rose en fleurs et ai souri, il sentait divinement bon. Bientôt, j’arrivais sur la plaça Virreina, les feuilles avaient verdi, c’est le printemps. Je regardais avec envie les promeneurs de chien qui peuvent à loisir sortir quand nous devons être confinés.

Alors que je m’apprêtais à quitter la place, s’élevait une musique classique. Je levais la tête, un homme avait ouvert en grand ses fenêtres. Il était assis ; on le distinguait à peine mais c’était bien de chez lui qu’émanait cette musique sublime. Je la connaissais mais ne savais plus en cet instant quel était le compositeur. J’ai fermé les yeux et commencé à respirer.

Je m’autorisais ce moment volé, ce moment presque devenu interdit et qui pourtant allait illuminer mes jours. Ce moment d’une grâce infinie. Je levais les yeux vers le ciel et regardais sa beauté à travers les branchages, j’aperçus cette lumière mordorée, les oiseaux qui virevoltaient au-dessus de moi et venaient s’y poser. Je remarquais alors la beauté du toit en bois de la maison ancienne qui fait l’angle avec la calle Torrijos.

Je fermais à nouveau les yeux et mon esprit s’évadait. Il m’emmenait ou plutôt me ramenait à Florence au mois de juillet 2017 où j’étais partie seule pendant une semaine pour travailler sur mon dernier roman. J’y contais l’histoire d’un peintre qui avait vécu la Première guerre mondiale et se guérissait par l’art, la poésie, la peinture.

Soudainement, je me revoyais devant la galerie des Offices, dehors, de nuit, assise sur les marches en train d’écouter un quartet à cordes en train de jouer du Vivaldi. C’était si beau, si émouvant que j’étais restée lorsqu’il avait recommencé un deuxième concert.

Tout à coup, une même émotion me submergeait, cette émotion que l’on ressent devant la beauté, cette beauté qui émane de la nature, de la musique, de l’art. Cette beauté – gratuite –, fortuite, le chant d’un oiseau, un rayon de lumière, une ombre, une couleur merveilleuse, une odeur qui nous emplit de bien-être.

C’était si émouvant, je remerciais cet homme de tout mon être d’avoir mis cette musique sublime qui me transportait ailleurs, qui donnait une couleur et une lumière particulière à cette place que j’aime tant et qui était devenue déserte ces derniers jours.

Il y avait une émotion particulière aussi à penser : « Pendant un moment, je lâche tout, les obligations de rentrer tout de suite, les courses, le déjeuner, le travail. Je suis dans ce tout, je suis capable de voir cette beauté grâce à ma sensibilité, à ma manière si particulière d’être au monde. »

Nous sommes si habitués à vivre dans une société de la performance, de l’objectif, du but à atteindre que nous oublions parfois d’être tout simplement. Or, c’est ce à quoi nous invite cette période : passer de l’ego à l’être, lâcher notre peur pour être.

Si je me demande : « Qui suis-je ? » La réponse est : « Celle que je choisis d’être, celle qui a découvert ses trésors enfouis et qui s’en sert pour être au maximum heureuse et en paix. » Pour moi, c’est lire, écrire, méditer, danser, jouer du piano, qui me rend heureuse. C’est à chacun.e de trouver ses trésors et de profiter de ce temps pour les révéler. C’est à chacun.e d’apprendre à voir le beau en soi.

Car, cette beauté, elle est là, partout, tout le temps mais parfois nous ne la voyons plus, parfois, nous ne pouvons plus, nos yeux sont comme obstrués, notre esprit, embrumé, nous ne parvenons plus à discerner la beauté de l’instant, du moment, fugace, de ce qui est pour mieux disparaître. Comme me disait une amie, il y a peu, c’est pour nous rappeler « l’impermanence » de l’instant.

Dans ces temps si incertains, compliqués, complexes, sources d’angoisse, de peur, de drame, nous avons chacun et chacune une responsabilité, celle de vivre au mieux cette épreuve. Car, c’est certes une épreuve mais il y a aussi quelque chose de merveilleux : avoir du temps ! Ce temps après lequel la société occidentale court sans cesse mais qui est également ce qui sûrement l’effraie le plus. Ce temps où l’on est soi, où l’on peut être à soi… Il terrorise. Oui, être avec soi requiert finalement un immense courage car cela implique d’affronter ses peurs, ses démons.

Mais quelle formidable occasion de changer, de – se – transformer ! Combien de fois on se ment à soi-même en disant haut et fort : « Je n’ai pas le temps ! » « Le jour où j’aurais du temps… » « Si seulement j’avais du temps ! » Il est parfois beaucoup plus facile de faire en sorte de ne pas avoir de temps, de faire tout pour ne pas avoir une minute à soi… Or, de quoi avons-nous peur ? Au fond du silence, il y a soi, quand la folie du quotidien s’arrête, il y a soi…

Mais que croyons-nous qu’il se passera si nous ne prenons jamais le temps de s’occuper de nous lorsqu’on est jeunes et en capacité de changer ? (Car il est bien plus facile de changer jeunes que plus vieux avec une vie d’habitude derrière soi.) La peur d’être avec soi ne fera que grandir avec les années…

Or, c’est dans ce temps que l’on prend pour soi que l’on peut initier des changements, des transformations. Et, parfois, les pandémies, les catastrophes appellent ce changement. « Le mot catastrophe en grec évoque justement la coupure (cata) et le rebond (strophé)*. »

Le grand poète allemand Friedrich Hölderlin déclarait au XIXe siècle : « Les choses qui s’écroulent sont une épreuve mais aussi une guérison. » Oui, c’est l’épreuve de la perte : la perte de repères, la perte de contrôle ou plutôt de l’illusion de contrôle, la perte du rationnel pour laisser place à la confiance, l’intuition, la transformation profonde de notre société…

Si j’ai appris une chose cette année, c’est que la perte est certes infiniment douloureuse mais elle est source également de liberté. Le livre Siddharta de Hermann Hesse m’est d’ailleurs d’un immense soutien, réconfort et comme une boussole dans ma vie depuis quelques mois.

Il ne faut pas avoir peur de la perte, c’est souvent l’ego, finalement, qui souffre. Et lorsque c’est l’être qui souffre car ce sont des pertes immenses auxquelles nous sommes confronté.e.s, il y a la possibilité de gagner en grandeur, en spiritualité. La souffrance permet la transformation… Mais cela ne se fait pas sans l’économie d’aller vers soi. Comme disait Voltaire : « Pour s’élever, il faut descendre profondément en soi. »

Alors, je vous souhaite à tous et à toutes la possibilité de « profiter » de ce temps, de ce changement de paradigme pour aller davantage vers soi, pour se transformer individuellement et collectivement, pour gagner en conscience, en confiance en soi et dans le monde, et pour revenir à soi, à l’essentiel en apprenant à se recentrer.

*Tiré de l’excellent ouvrage Les bâtisseurs du futur de Hesna Cailliau, Édition Saint-Simon, 2019, p. 115.