Réflexions

La Dame à la louve ou le génie de Renée Vivien   

Crédit : Eva Byele

Il y a quelques temps, en lisant la formidable anthologie de la poésie féminine de Françoise Chandernagor, Quand les femmes parlent d’amour, j’ai découvert le nom de Renée Vivien. Alors, quand j’ai vu son recueil de nouvelles, La Dame à la louve, dans une librairie avec sa couverture sensuelle – même si je la trouvais trop moderne à mon goût – je l’ai acheté, intriguée…

À mesure que je lisais cette petite nouvelle d’une dizaine de pages, La Dame à la louve, qui donne son titre au recueil, je prenais conscience de sa brûlante actualité et de l’ampleur du génie de cette écrivaine. En effet, dans cette nouvelle, elle met en scène un jeune homme, lors d’une traversée sur un bateau, qui décide d’aborder l’unique jeune femme, seule, à bord. Enfin, seule, elle ne l’est pas puisqu’elle est accompagnée d’une louve « aux yeux jaunes et au grognement lugubre ».

Ce qui est extraordinaire, c’est qu’en faisant parler le jeune homme – et donc en nous situant dans sa tête – elle donne d’emblée à voir l’ampleur du fléau de la drague, du harcèlement de la part de certains hommes.

En effet, ce jeune garçon part de l’axiome – comme beaucoup d’hommes* – qu’il ne faut jamais écouter la parole d’une femme et que si elle rejette ses avances, ce n’est que pour mieux jouir de sa propre capitulation : « Il faut avoir beaucoup de patience avec les femmes, n’est-ce pas ? Et ne jamais croire un seul mot de ce qu’elles vous disent. Quand elles vous ordonnent de partir, il faut demeurer. En vérité, messieurs, j’ai quelque honte à vous resservir des banalités aussi piètres. » Car, de toutes les manières, cette femme – comme toutes les femmes – est « fourbe », « rusée » et chaque « non » la rend davantage séduisante aux yeux du protagoniste qui ne veut qu’arriver à ses fins.

Par un jeu très subtil, l’auteure parvient à ce que l’homme ne regarde plus la femme que comme si elle était devenue la louve aux yeux jaunes, rendant ainsi encore plus perceptible cette constante chasse de l’homme envers la femme. En effet, il est le prédateur et elle, la proie. Sauf que cette fois, la proie est une louve, un animal mystique, mystérieux et libre, par essence.

Son ironie mordante est au service de sa plume pour dénoncer tous les bas et stupides stratagèmes dont se sert cet homme pathétique pour arriver à ses fins. Car, tel un don Juan, la seule chose qui l’intéresse, ce n’est en rien l’amour, c’est la jouissance de la séduction et d’avoir le pouvoir sur sa proie, de la vaincre et de la posséder. Il ne s’agit que d’orgueil et de vil plaisir ; cet homme n’est animé par aucun sentiment d’amour, de désir de la connaître. Non, elle est juste « la seule femme à bord ». Il n’est même pas vraiment attirée par elle… « Elle n’était ni belle, ni jolie, ni charmante. »

Avec force ironie, Renée Vivien démontre la bêtise de certains hommes, qui « tels des chiens reniflent n’importe quelle chienne ». Le personnage féminin méprise profondément le jeune homme, mais ce dernier prend pendant longtemps son mépris pour du désir dissimulé avant qu’elle ne lui dise enfin ses quatre vérités. 

Quand il prend enfin acte de son refus, il la condamne soudainement. Et par la géniale personnification de la louve qui devient humaine et qu’il désire tuer pour la faire taire, l’auteure démontre toute la violence que ce « non » déclenche en cet homme. « Je ne sais pourquoi ces hurlements me glacèrent plus encore que le bruit du vent et des flots… Elle hurlait à la mort, cette sacré louve du diable ! Je voulus l’assommer pour la faire taire et je cherchais une planche, un espar, une barre de fer, quelque chose enfin pour l’abattre sur le pont… »

Partant du postulat qu’une femme est toujours disposée à avoir des relations sexuelles, que même lorsqu’elle dit « non », elle pense, en fait « oui » et que, de toutes les manières, elle est rusée, et donc, plus elle oppose de résistance, plus cela révèle sa fourberie, l’écrivaine dévoile comment dans la psyché de cet homme, la femme est toujours coupable, fausse, impardonnable et que n’étant pas digne de confiance, il n’y a pas à écouter sa parole.

Ce postulat est d’une brûlante actualité ! En effet, il résonne avec ce que tant de femmes dénoncent particulièrement aujourd’hui, mais elles le font depuis toujours, la preuve, ce texte date de 1904 ! Hier comme aujourd’hui, certains hommes sont des prédateurs pour les femmes, la femme est vue comme une proie à chasser, à saisir par l’homme.

Renée Vivien aime à faire exploser les clichés tout en les dénonçant d’une plume acerbe. Lorsque le bateau heurtera un écueil, l’homme qui se disait fort, ne se préoccupera que de sa tenue avant d’oser se présenter sur le pont, « plus blême que la mort » alors qu’une « foule confuse d’hommes demis-nus s’y bouscule déjà… détachant en toute hâte les canots de sauvetage. »

Sa faiblesse de tempérament, flagrante, s’opposera au flegme et à la tranquillité de cette femme qui regarde les sillons de la mer se transformer en fumée comme elle regardait avec le même calme et la même tranquillité d’esprit la lune immuable pendant qu’il lui parlait. En somme, cette femme lui est supérieure en tout, en esprit comme en force intérieure.

Elle lui révèle que les hommes la rebutent physiquement comme moralement : « J’ai l’amour de la netteté et de la fraîcheur. […]  Or, la vulgarité des hommes m’éloigne ainsi qu’un relent d’ail, et leur malpropreté me rebute à l’égal des bouffées d’égouts. » Il prendra cela uniquement comme un aveu de son amour des femmes. Il ne comprendra pas non plus que tout ce qu’elle dit des femmes, de leurs caractères, qualités, caractéristiques, s’opposent amèrement avec ce que lui est et ce que lui pense des femmes.

Un instant, l’homme face à la mort, retrouvera la conscience et la mémoire et sera horrifié de la vie de néant et de vacuité qu’il a vécue, ne courant que vers le plaisir, avec n’importe quelle femme de passage. Mais, il fera rejaillira la terrible culpabilité de ce désir qui le ronge en le renvoyant sur les femmes qui le suscitent en les insultant et les traitant de « petites grues ». Or le mépris qu’il leur oppose n’est autre que le reflet de celui qu’il se voue à lui-même devant tant de bassesse.

Il finira par lui-même, un temps, devenir un animal, une fois que l’éclat de sa conscience se sera retiré, ne laissant plus qu’un animal « en rut, « qui brame », effrayé, en somme, de sa propre animalité.

Mais il retrouvera aussitôt son semblant de superbe en regardant de loin et avec condescendance le sort de cette femme, qui ne veut pas quitter sa louve , « la seule qui la comprenne » et finira pas s’enfoncer dans les abîmes, yeux dans les yeux. La femme aura clairement préféré l’amour et la compréhension de sa louve à la bêtise et l’incompréhension de cet homme petit et veule qui se croit n’être « pas plus mauvais qu’un autre ».

Cette nouvelle est un chef d’œuvre, elle possède le pouvoir de persuasion en seulement quelques pages pour dénoncer avec force et génie le drame que fait subir la gent masculine à la gent féminine. L’héroïne de cette fable est de loin la femme – et même la louve –, la femme animale, indépendante, libre, qui ne se soumet pas aux diktats d’une société patriarcale et préfère s’échapper même dans la mort – qu’elle choisira – plutôt que de continuer à vivre, seule, dans le genre humain, entourée d’êtres écervelés et néfastes. 

Renée Vivien aimait les femmes. Être lesbienne à cette époque était évidemment subversif et une transgression – ne l’est-ce toujours pas encore aujourd’hui ? Mais, comme le révèle Martine Reid, dans l’excellente préface du livre, c’était également un moyen d’échapper à la condition des femmes qui devaient se marier. 

Ainsi, l’auteure dénonce la société patriarcale et sexiste et propose le choix comme ultime ligne de conduite : le choix de sa sexualité, de dire non aux hommes, de ne pas se marier, de penser, d’être libre et d’écrire même si au bout, il y a la solitude au milieu des hommes, puis la mort. Mais au moins, c’est une mort choisie !

Le modèle de femme créé par Renée Vivien (de son vraie nom, Pauline Tarn) est sujet de bout en bout, comme toutes les héroïnes d’ailleurs qui jalonnent cet excellent recueil de nouvelles. 

Cette « Sappho 1900 », comme l’a surnommé l’un de ses biographes, a écrit plus de « 20 ouvrages, recueils de poèmes en vers, poèmes en prose, nouvelles, romans, traductions et adaptations ». Passionnée de la poétesse antique Sappho, elle a même appris le grec ancien pour pouvoir la traduire ainsi que d’autres poétesses grecques. On déplore cependant que la critique ait trop eu tendance à réduire cette immense écrivaine, poétesse, dramaturge, à une vie personnelle très mouvementée. 

Redonnons-lui aujourd’hui une place dans le panthéon de la littérature ! Ne la réduisons pas à une femme lesbienne « inspirée par moments » comme certains ont voulu naïvement et terriblement la réduire. Non ! Célébrons ce grand esprit, cette grande penseuse, cette grande femmes de lettres à la sensibilité et la plume affûtées qui était pleine de génie et qui a eu à cœur de dénoncer le carcan infernal auquel les femmes étaient condamnées !

 

°« Elle eut l’habileté de ne point me laisser voir le plaisir profond que lui causaient mes avances. Elle sut même conserver à ses yeux jaunes leur habituelle expression défiante. Admirable expression de ruse féminine ! Cette manœuvre eut pour unique résultat de m’attirer plus violemment vers elle. Les longues résistances vous font quelquefois l’effet d’une agréable surprise, et rendent la victoire plus éclatante… Vous ne me contredirez pas sur ce point, n’est-ce pas, messieurs ? Nous avons tous à peu près les mêmes sentiments. Il y a entre nous une fraternité d’âme si complète qu’elle rend une conversation presque impossible. C’est pourquoi je fuis souvent la compagnie des hommes, trop identiques à moi-même. »