Portraits

La pianiste

Crédit : Eva Byele

 Un être est entré dans le café. Très âgé, il fait penser à une grand-mère qui sortirait avec un beau brushing d’un salon de coiffure ; on peut voir la lumière passer à travers ses cheveux blancs.

De petites lunettes en forme de demi-lune posées au bout du nez avec des cordons de chaque côté lui confèrent un air rigolo. Il lit avec avidité les résultats du football dans un quotidien local. Devant lui, sont posés un croissant et un café dans lequel une goutte d’alcool a été ajoutée.

Il jette un œil autour de lui avec une sorte de méfiance et de gêne. Il porte une tenue sombre, on pressent un corps lourd, gras. Son cou tombe indéfiniment, ses mains sont d’une finesse extraordinaire, blanches, parsemées de petites taches brunes. Il n’a presque plus de barbe blanche sur les joues, le menton et le cou. C’est amusant comme la vieillesse peut brouiller les pistes.

Tout à coup, il n’y a plus de virilité, de poils, chez certains hommes et au contraire, il peut y en avoir chez certaines femmes. Mais la féminité ou la masculinité n’est pas qu’une question de poils ! Alors, qu’est-ce qui me fait penser que cet homme a des traits, des attitudes à la fois masculines et féminines ?

Ce sont bien des comportements, des attributs que l’on estime être des caractéristiques d’hommes ou de femmes. Or, je comprends combien certaines personnes qui ne se reconnaissent pas dans une société genrée, et ce, depuis l’enfance, s’élèvent pour créer leur identité.

Il y a quelques semaines, j’ai assisté à la pièce de théâtre Jan Eyre avec une pianiste qui avait composé la musique. C’était extraordinaire ! Elle avait les cheveux rasés sur les côtés et une longue tresse noire qui descendait jusqu’aux fesses. Elle portait une robe laissant apparaître un dos nu et le début de ses seins à chaque fois qu’elle se penchait.

Elle faisait l’habillage sonore aussi en tapant sur le piano à queue, en pinçant ses cordes, en jouant comme une enfant ou un savant fou l’aurait fait. Elle avait le rythme dans la peau et créait parfois une atmosphère grinçante, angoissante ou sublime. Cela contrastait avec les acteurs qui nous racontaient une histoire. Je n’avais jamais vu une pianiste jusqu’alors prendre tant de liberté avec l’instrument ; c’était génial ! Au sens propre, cette jeune femme a du génie, elle vibre autant que les cordes de son piano.

J’ai adoré le contraste entre son apparence à la fois hyper féminine et sexy et une certaine dureté qui se dégageait d’elle, de son visage et de ses piercings. Cette femme avait composé une musique d’une beauté, d’une poésie et d’une finesse aériennes. J’étais subjuguée par sa force ; par moments, elle se penchait, s’allongeant presque sur son piano pour faire vibrer les cordes ou taper sur le bois du piano comme s’il avait été une caisse claire ou un tabla. Elle vibrait chaque seconde de tout son être, elle en souffrait presque tant elle contorsionnait son visage, ses mains, ses bras musclés ; c’était incroyable de la voir jouer.

Quand elle avait fini, elle se reposait, le dos courbé, rongeait ses ongles, tournait la tête vers la violoncelliste à ses côtés et lui envoyait des sourires. Elle aussi était jeune, belle et sensuelle avec ses longs cheveux noirs. Que c’était beau de la voir passer son archet avec sensualité sur les cordes ! Elle avait une manière de tenir son instrument, entre ses jambes, comme s’il avait été son amant… La pianiste, elle, affichait un regard plutôt dur envers le public, sauf quand elle reconnaissait quelqu’un et soudainement, tout son être s’illuminait.

J’ai adoré que cette musique sublime, forte et puissante soit composée par cette jeune femme, Clara Peya, qui casse tous les codes, ceux de la musique autant que ceux des genres. Ce n’était pas une jeune fille aux longs cheveux lissés avec une robe noire sobre ! Non ! Elle était volcanique, pleine de génie et de talent !