Réflexions

La femme du train

La boudeuse, Paul Gauguin, 1891

La femme à côté de moi est Philippine. Elle fait jeune, a des traits fins, le visage doux, les yeux légèrement effilés et un bon sourire. Elle parle un anglais « de cuisine » et ne parle pas un mot de français après pourtant trois années passées à travailler sur notre territoire.

Elle m’a parlé de sa vie, m’a raconté son histoire. À travers elle, j’ai entendu le récit de tant et tant de femmes que j’ai vues au cours de ma vie, en France, en Espagne, en Amérique du Sud, Asie-du-Sud-Est…

« Au début, madame, nous étions heureux. J’ai rencontré mon mari quand j’avais 12 ans. Nous avions un crush l’un pour l’autre. » Elle me dit ces mots timidement, avec le regard pétillant, on a l’impression qu’elle revit l’émotion d’alors… Elle enchaîne en racontant qu’elle s’est mariée en 1996, soit à 24 ans, une fois ses études terminées.

Elle a travaillé huit années en tout pour une entreprise philippine qui la payait bien mais lorsqu’elle a eu son deuxième enfant, son mari lui a demandé d’arrêter. Elle ne voyait pas assez ses enfants et puis, c’était trop pour sa mère d’assumer les deux petits garçons. Elle a eu ensuite un troisième enfant, elle aimait rester à la maison, passer du temps avec eux, jouer avec eux…

Pour leur permettre de vivre, son mari a dû partir travailler à Dubai. Au bout de trois années où il lui envoyait un « petit salaire » mais qui leur permettait quand même de vivre, sa sœur, devenue citoyenne norvégienne, l’invite dans son pays pour son anniversaire. Elle reçoit le billet d’avion et le visa par la poste, quitte sa mère et ses trois enfants et s’en va pour un voyage d’un mois en Norvège chez sa sœur.

Un jour, elle appelle son mari, c’est une femme qui décroche le téléphone. Elle lui révèle alors qu’elle est la compagne de son mari, qu’ils vivent ensemble depuis trois ans, qu’ils ont même une famille ensemble…

C’est un choc énorme pour la jeune femme, nous sommes en 2014, cela fait donc 18 ans que le couple est marié, comme elle me précise avec beaucoup de douceur : « He was kind my husband, madam, so kind » (Il était gentil, mon mari, madame, tellement gentil…) On a l’impression qu’elle n’y croit toujours pas encore trois années après.

Elle se rappelle que sa sœur est en colère contre son mari, mais, elle, est sous le choc. Elle se renseigne pour divorcer car elle voudrait retrouver « the freedom of myself ». Mais pour pouvoir payer un avocat et concrétiser un divorce, cela coûte environ 3 000 euros aux Philippines. Elle m’explique que dans son pays, on gagne quelques centaines d’euros par mois pour un travail à plein temps, c’est donc inenvisageable.

Mais là où le bât blesse c’est qu’à partir du moment où la situation irrégulière du mari est révélée, la jeune femme m’avoue : « Il n’a plus jamais rien payé pour sa famille, pour ses enfants. »

La jeune femme a donc pris la décision d’aller vivre en France, à Paris et de travailler comme nounou malgré un diplôme en sciences sociales et ses années d’expérience en entreprise.

Là, elle me rapporte la chance qu’elle a eue de passer les deux dernières années et demie de sa vie au service d’une famille qui la considérait « as a member of the family ». Elle s’occupait d’une petite fille et l’a vue grandir de ses deux mois à ses presque trois ans. Maintenant, la petite fille va rentrer à l’école et la famille lui a annoncé, il y a quelques jours, en pleurant qu’ils allaient devoir se séparer d’elle. Elle a pleuré également…

En effet, annoncer à la jeune femme fin juillet qu’ils n’auront plus besoin d’elle pour début septembre, c’est dur ! Elle m’explique qu’elle cherche une famille mais elle espère trouver des gens aussi gentils. Elle me révèle que tant de ses amies sont dans des familles où elles doivent juste : « work, work, work and never rest… ».

Mon cœur se serre à mesure que cette femme me parle d’elle et de sa vie, elle a une immense douceur, un immense courage. Elle ajoute, les larmes aux yeux : « Ce que je fais, c’est pour mes enfants. Tout pour mes enfants, pour qu’ils puissent étudier et aller à l’université. »

Elle a donc quitté ses enfants, il y a trois ans, ne pourra les revoir que dans deux ans quand elle aura ses papiers. En attendant, elle parle avec eux tous les jours via skype, whatshapp, viber… elle leur dit s’ils sont bien habillés, s’ils n’auront pas froid ou chaud, elle leur raconte ce qu’elle a mangé au petit-déjeuner, ils lui racontent une fois sortis de l’école comment s’est passée leur journée. C’est sa mère qui s’occupe de ses trois enfants. Son père à elle est en Autralie, lui, pour travailler et ses autres sœurs sont parties travailler en Californie et à Singapour…

Je lui dis que sa mère est courageuse, et bonne. Elle me répond : « Yes, she is brave woman… » Tout est dit. Je lui dis qu’elle aussi est « brave ». Elle a les larmes aux yeux et moi, je m’efforce de ne pas montrer combien elle me bouleverse.

Elle ne ressent aucun ressentiment, aucune haine, colère. Elle me révèle que la vie est dure et qu’elle est devenue « strong ». Oui, je vois ce petit bout de bonne femme à côté de moi et je me dis : « Quelle force et quel courage ! » Je l’admire tout en la plaignant.

Je lui demande si elle serait prête à refaire confiance, un jour, à un homme. Elle me répond avec un sourire triste : « Non ».

Cette jeune femme de 42 ans qui en paraît 15 de moins tire donc un trait – pour le moment ? – sur sa vie amoureuse, sa vie sexuelle également. Sa confiance et son amour s’en sont allés, elle tentera de ne pas retomber dans le panneau une autre fois.

On sent encore l’incompréhension de cette jeune femme pour ce qui lui est arrivé. Comment son mari « so kind » avec qui tout se passait bien a-t-il pu lui mentir ainsi et créer une nouvelle famille, la tenant dans le faux pendant des années ? Sa réponse : « Boys are weak ! »

Oui. Combien de fois ai-je entendu cette phrase de la part de femmes en Asie, Amérique du Sud, Europe ? « Les femmes sont fortes, les hommes sont faibles… » Ce sont pourtant eux qui règnent sur le monde !

Je regarde cette jeune femme qui est maintenant assoupie et je me demande comment on peut continuer à fermer les yeux sur le sort de ces millions de femmes exilées de leurs pays pour des raisons économiques avec leur enfants restés là-bas, seuls, avec les grands-mères pendant que les hommes les ont quitté, ont refait leur vie, leur laissant la pleine charge d’assumer leur famille.

Je crois qu’il y a là une forme d’esclavage moderne parfaitement assimilé et assumé par tant de gens. Que des millions de femmes doivent quitter leurs enfants pour s’occuper de ceux des autres à l’autre bout de la planète est devenu « la norme » ! Pourtant, ne pouvons-nous pas casser ce système ?

Nous avons tous une responsabilité. Cela commence par le fait de dire non, de se révolter, de dénoncer, de ne pas accepter d’exploiter l’autre en corroborant un système inhumain. Nous avons tous la possibilité à notre échelle de changer les choses même si c’est ensemble qu’on y arrivera à grande échelle.